Stéphane Huët

Je me souviendrai de Caroline

Caroline était ma cheffe. Elle est décédée le 4 janvier 2024 après plus de deux ans de maladie. Lors d’une insomnie, j’ai eu envie de me rappeler d’elle et des petites choses qui nous reliaient à la manière du “Je me souviens” de Georges Perec.

Je me souviendrai de notre rendez-vous “catch up”, le 23 juillet 2019. 
Je me souviendrai de ma surprise.
Je me souviendrai de ton sourire. 
Je me souviendrai de notre complicité. Je me souviendrai de mon immense fierté à l’éprouver. Je me souviendrai de ma pudeur quand il m’arrivait d’en parler.
Je me souviendrai de nos désaccords.
Je me souviendrai de nos fulgurances.
Je me souviendrai de ton écoute.
Je me souviendrai de tes séances de spinning du mercredi.
Je me souviendrai de nos conversations tardives avec Patrice.
Je me souviendrai de nos doutes. 
Je me souviendrai de ta douceur.
Je me souviendrai de la sonnerie de ton téléphone.
Je me souviendrai t’avoir déçue. Je me souviendrai de ton coup de téléphone. Je me souviendrai avoir eu peur de te décevoir à nouveau. Je me souviendrai de ma chance.
Je me souviendrai que tu m’as impressionné.
Je me souviendrai de comment tu me parlais de tes filles.
Je me souviendrai de tes hésitations. Je me souviendrai avoir pensé “elle avait raison”.
Je me souviendrai de nos digressions. Je me souviendrai de notre capacité à, toujours, retourner au sujet initial de notre conversation.
Je me souviendrai de tes retards.
Je me souviendrai que je me sentais bien dans ton bureau. Je me souviendrai m’être dit “je l’embête avec mes états d’âme”. Je me souviendrai de ton intérêt pour mes histoires.
Je me souviendrai de ta confiance.

Je me souviendrai de ton annonce.

Je me souviendrai de ton brownie.
Je me souviendrai de ton calme.
Je me souviendrai que tu m’as manqué.
Je me souviendrai d’Olaf.
Je me souviendrai de tes longs cheveux.
Je me souviendrai de l’incertitude.
Je me souviendrai de mes larmes quand je t’ai dit que tu comptes pour moi.

Je me souviendrai de notre dernière rencontre. Je me souviendrai de mes deux certitudes contradictoires en partant.

Je me souviendrai du 4 janvier 2024.
Je me souviendrai d’un pressentiment.
Je me souviendrai de l’appel de Thierry. Je me souviendrai de mes coups de téléphone.
Je me souviendrai avoir serré les dents.
Je me souviendrai avoir été triste de ne pas avoir reçu de réponse à mon dernier message.
Je me souviendrai avoir oublié. Je me souviendrai m’être rappelé.
Je me souviendrai que c’est bon de pleurer.

Je me souviendrai de cet engagement envers moi-même.


Reste plus qu’à le faire

Comment des conversations brumeuses sur le monde qui change ont donné naissance au “meilleur court métrage mauricien indépendant sur le confinement de tous les temps”.

Il y a une dizaine de débuts de billets de blog qui attendent d’être complétés sur mon Google Drive. Une trentaine d’idées d’articles se bousculent dans ma tête depuis plus d’un an — certaines ont tué d’autres, quelques-unes espèrent toujours prendre vie et je sais que pour la moitié d’entre elles, ça ne pourra jamais marcher.

Depuis plus d’un an, donc, je végète. On dirait que certains l’avaient remarqué. Car à peine le Premier ministre mauricien avait annoncé le confinement lié à la COVID-19 à partir du 20 mars que je recevais un message pour m’inviter à “reprendre Mondoblog”. C’est vrai que ce temps à la maison semblait propice à faire des trucs pour soi (ou pour envoyer à ses amis via WhatsApp), lire ou regarder des classiques, écrire, retourner à l’essentiel, penser au monde qui change pour tenter de changer soi-même et d’autres niaiseries new age. Mais si je n’écris ni ne bidouille plus de sons depuis des mois, ce n’est pas par manque de temps à la maison. C’est que je me complais avec allégresse dans la paresse.

Le fait d’être confiné chez moi pendant une période indéterminée n’allait rien changer. Franchement, qu’aurais-je pu écrire de plus ou de mieux que ce qu’on trouvait dans ce déluge de “Journaux du confinement” sur la Toile ? Mon inactivité scriptique me semblait indiscutable quand j’ai rejoint mon ami Mathieu chez qui j’ai passé une bonne partie du confinement. Ben ouais, je me voyais bien profiter de nos soirées à regarder des films, écouter ou jouer de la musique et refaire le monde qui change autour de quelques bières, tout ça sans céder à l’injonction à la créativité. Pourtant, c’est précisément lors d’un de ces errements dans nos doutes et nos passions à se demander quelle sera la “nouvelle normalité” que Mathieu a proposé : “hey, on pourrait faire un film de tout ça !”

Comme les sujets d’articles dans ma tête, lui et moi avions déjà évoqué des projets à faire ensemble. Mais le manque de créativité, les excuses foireuses et la paresse (encore elle) ont mis des obstacles sur mes réflexions. Mais cette fois, on était bloqués ensemble. Plus d’échappatoire possible : on allait faire un truc tous les deux. On s’est encore plus motivés en décidant de proposer notre expérience au concours FIM KONFI, lancé par l’association Porteurs d’Images qui organise le Festival de court métrage de l’île Maurice depuis 2007.

Tournage du court métrage ‘Reste plus qu'à le faire’

Une semaine plus tard — la paresse avait laissé sa place à la procrastination — on s’est assis pour écrire un scénario. La trame était posée en une soirée et les dialogues se sont développés sur trois jours. Avec cette première étape, on savait exactement comment on voulait que cet essai soit représenté à l’écran. Je croyais qu’on pouvait filmer. Mais il fallait encore qu’on trouve la bonne lumière, la bonne énergie, la bonne technique, le bon matériel, le bon geste, le bon dessin, la bonne position, la bonne synchronisation, la bonne intonation. On voulait s’amuser et on l’a fait avec sérieux. On a ensuite laissé le montage entre les mains expertes de Robin des Fataks.

On a balancé Reste plus qu’à le faire sur Internet le 31 mai, le premier jour du déconfinement à l’île Maurice et un mois après la date limite de FIM KONFI. De toute façon, on savait bien que notre court métrage serait inéligible : il dure plus des trois minutes autorisées et surtout, Mathieu et moi, faisions partie du jury. Le concours n’était qu’un beau prétexte pour se lancer.

Montage du court métrage ‘Reste plus qu'à le faire’

Pour une première, même s’il y a beaucoup de choses à améliorer, on est contents du résultat. Alors, dans une opération de communication douteuse, on a, nous-mêmes, décrit le film comme “le meilleur court métrage mauricien indépendant sur le confinement de tous les temps”. Et ouais, une catégorie dessinée pour et par nous. On fera mieux la prochaine fois.

Ça fait une semaine que le confinement est levé à l’île Maurice. Les voitures encombrent déjà les routes, des centaines de consommateurs ont envahi les magasins dès le premier jour du déconfinement, c’est la folie dans les bureaux et presque tout est revenu à sa place. C’est le retour à l’ancienne normalité. La seule chose qui a changé pour moi, c’est que Mathieu et moi allons maintenant faire les cons avec une caméra et un magnétophone.


Vingt fois trois

21 bâtons
Je suis le roi du ballon
Meilleur que Zlatan
Je ne connais que la gagne
Aux 3 coups de sifflet
J’continue de scorer
La fête se poursuit
Tant que je ne suis pas cuit
Les filles, pas d’mystère
Elles m’appellent le missionnaire

32 printemps
Et toujours aussi charmant
Ce n’est pas une ride
La vie devient plus limpide
J’ai pris quelques grammes
Depuis que j’suis monogame
Le sport, c’est bidon
Je revois mes ambitions
J’exploite ma cervelle
Pour viser le prix Nobel

43 piges
Et j’entretiens mon prestige
Si j’ai des lunettes
C’est pour avoir l’air moins bête
Des petits bobos
Je dois y aller mollo
Calvitie naissante
Je n’ai plus la même descente
Samedi soir, je dors
Sinon lundi je suis mort

54 bougies
Peut-être un peu rabougri
Toujours du panache
Même si parfois je rabâche
Pourquoi parler d’âge ?
Aujourd’hui je suis un sage
Certains parlent de crise
Moi, je suis tout en maîtrise
Dans ma grosse bagnole
Je suis un vrai sex-symbol

65 années
Putain, où elles sont passées ?
Je peux plus mentir
Je commence à les sentir
Mais malgré l’usure
Il faut que je te rassure
Une baisse de cadence
Ne veut pas dire impuissance
L’aiguille des vingt ans
A fait trois tours du cadran


Chez moi à Dhobighat

25 avril 2018. En ce jour de triste troisième anniversaire du séisme de Gorkha, j’ai envie de partager un de mes meilleurs souvenirs du Népal. En espérant que ça n’ait pas trop changé depuis mon départ, j’écris au présent et je ressors une ambiance sonore captée il y a quatre ans. Branchez vos écouteurs, je vous emmène à l’ouest de Patan, chez moi à Dhobighat.

Ni huppée, ni très populaire, ma rue est une belle mosaïque du Népal urbain. Parfaitement située, elle présente beaucoup d’avantages et très peu d’inconvénients. Proche de Kirtipur que l’on peut rejoindre à pied en traversant un pont suspendu au-dessus de la Bagmati, elle est à l’abri de la circulation chaotique de Katmandou, tout en étant rapidement accessible. En plus, même pas besoin d’aller jusqu’à Bhat Bhateni ou Big Mart pour faire ses courses : il y a tout dans ma rue.

On y croise des voitures avec plaques diplomatiques qui zigzaguent pour éviter les vaches sacrées affalées sur la route, des vélos Atlas, des piétons qui se raclent la gorge, des marchands ambulants, des artisans et des chiens qui aboient.

En bas de chez moi, il y a l’épicerie de Krishna qui est à l’image de la rue. Quand je lui demande quelque chose d’inhabituel, il plisse les yeux en réfléchissant longuement. Sans prévenir, il disparaît au fond de sa boutique et revient en demandant « Ça ? »

À côté, Laxma a tous les alcools locaux qu’il faut : le rhum Khukri, le whisky Royal Stag, le gin Ultimate, la vodka Ruslan et le vin Hinwa. Laxma a pour voisin Mankazi et son fils Suresh qui sont mécanos. Pratique pour mettre un peu de pression aux pneus de mon vélo. Le bar juste à côté est toujours animé par quelques hommes plantés autour d’un jeu de ludo.

Les joueurs de ludo © S.H
Les joueurs de ludo © S.H

Baghat, le tailleur, m’a remonté les ourlets de deux pantalons, recousu un short et un sac déchirés. Il utilise une machine à pédale qui fait un bruit que j’aime entendre. Quand il a beaucoup de travail, Baghat se fait aider par Amika. Quand il n’en a pas du tout, il s’assoit dehors et salue tous les passants.

Baghat, mon tailleur, et Amika © S.H
Baghat, mon tailleur, et Amika © S.H

De l’autre côté de la rue, il y a Gandi, mon coiffeur et son chien, Lucky. À voir la grosseur de ses ciseaux qui font un bruit intrigant, je le soupçonne de les avoir récupérés à Baghat. Sur ses murs, au milieu de plusieurs affiches kitschissimes – des fruits dans un panier en plastique ou une Ferrari rouge dans la neige – il y a une photo de l’actrice indienne Priyanka Chopra. Son certificat du « All Nepal National Barber Workers Union » est bien mis en évidence, en haut de toutes les autres affiches – même plus haut que celle de Shiva. Quand Gandi a fini de me couper les cheveux, il crie « OK !? » Je fais alors semblant d’examiner la coupe sous tous les angles et je réponds toujours « thik chha ».

Gandi me coupe les cheveux pour NRs100 (0,74€) © S.H
Une coupe chez Gandi vaut Rs100 népalaises (0,74€) © S.H

Juste après, ça sent le cumin, la coriandre et le curcuma chez Mira, la vendeuse de légumes au sourire radieux. Une fois, pour m’assurer que ce que j’allais bien acheter de la coriandre, j’avais vérifié la traduction népalaise dans un dictionnaire et pointé du doigt la botte en demandant : « dhaniyan ? » Depuis, quand je lui demande un légume en anglais, elle me traduit le nom en népali sur un ton interrogatif. Je réponds toujours oui. Son mari est un prof plus exigeant. Il ne me rend ma monnaie que quand j’arrive à dire le montant en népali avec l’accent impeccable.

La petite gargote sans nom d’à côté fait le meilleur buff choyala du monde. En face, Ram est l’un des nombreux bouchers du coin qui a d’excellentes pièces de buffle.

Ram, un des nombreux bouchers de ma rue © S.H
Ram, un des nombreux bouchers de ma rue © S.H

Quelques pas de plus vers la Ring Road (la route qui fait le tour de Katmandou et Patan) et on trouve une papeterie où j’achète rarement le Kathmandu Post et la pharmacie de Dhobighat qui vend le miraculeux Sancho.

Dans ma rue, il y a la version quincaillerie de la boutique de Krishna. Prem et Hira ont un emplacement minuscule où je peux trouver tout ce que je cherche pour la maison – sauf les lampes éco qui éclairent jaune.

Ram et Hika Karki dans leur petite quincaillerie de Dhobighat, Lalitpur © S.H
Prem et Hika Karki dans leur minuscule quincaillerie de Dhobighat, Patan © S.H

Près du temple Astha Matrika, le tintement des cloches et les chants des dévots préviennent que l’on atteint le dernier endroit calme de Dhobighat avant la bruyante Ring Road.

Au bout de la rue, plusieurs taxis sont stationnés en attendant une course. Certains, comme Rajas qui parle anglais « little, little », dorment ici tous les soirs dans leur voiture pour pouvoir prendre des courses aux aurores.

En contrebas de ce parking improvisé, quelques sportifs jouent au ping-pong sur une table en béton et utilisent des briques comme filet. Le bruit de la balle orange sur les raquettes en bois est camouflé par la circulation bordélique.

Les joueurs de tennis de table près de la Ring Road © S.H
Les joueurs de tennis de table près de la Ring Road © S.H

Ici on est abruti par les klaxons et asphyxié par les fumées noires qui sortent des pots d’échappement. On se fait héler par les receveurs des microbus qui énumèrent machinalement les noms des prochains arrêts avant de taper sur la carrosserie pour signaler au chauffeur – qui ne s’est pas vraiment arrêté – qu’il peut repartir.

Vers 17h30, ma petite rue se réveille. Les marchands ambulants s’installent, les enfants sortent pour jouer et les parents rentrent du travail. Et aux alentours de 19h, le quartier se rendort.