Stéphane Huët

Comment être innovant à Maurice ?

La première Journée mondiale de la créativité et de l’innovation (#WCID) était célébrée le samedi 21 avril 2018. Deux jours plus tôt, j’étais invité au premier Innovators Meetup de Maurice, organisé par Red Dot (aucun rapport avec la journée mondiale). En arrivant à cette rencontre, je me suis demandé, « mais c’est quoi être innovant ? »

Le mot pullule depuis longtemps. « Innovation. » Souvent évoqué dans les médias, il était toujours associé à la technologie. Forcément, quand je l’entendais, j’imaginais des matrices complexes, des robots autonomes et des lignes de codes interminables. Petit à petit, j’ai compris qu’il ne s’agissait pas (uniquement) d’utilisation des outils numériques. La définition du dictionnaire Larousse pour « innover » est « Introduire quelque chose de nouveau pour remplacer quelque chose d’ancien dans un domaine quelconque ». L’exemple est évocateur : « Innover en art. » Être innovant, c’est être créatif.

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Pourtant, je me suis fait avoir récemment. Quand une amie m’a parlé de son entreprise, Red Dot, qui contribue à la promotion d’une culture d’innovation au sein des entreprises mauriciennes, là encore, j’ai pensé à de grands projets technologiques, des outils numériques pour systématiser les procédures au bureau. Mais Natacha (l’amie, donc) m’a expliqué qu’avec ses deux partenaires, Min et Amal, ils veulent « placer l’humain au centre de l’innovation ». OK, ça a l’air très gentil, mais complètement abstrait. Donc, il n’y a pas de robot ?

Aussi passionnée que passionnante, Natacha a lancé sa petite entreprise pour encourager un « changement positif » à Maurice. Ma plus grande contradiction est de croire en ce genre d’initiatives tout en me disant que le monde est foutu. Alors quand nous en avons parlé, j’étais très enthousiaste. Mais quand je suis retourné à mon quotidien, que j’ai parcouru la presse, je me suis dit : « À quoi bon ? Tout part en couille. »

Il y a quelques semaines, Natacha m’a proposé d’assister au premier Innovators Meetup organisé par Red Dot. Son invitation précisait que ce rendez-vous, dans le format d’une non-conférence, devait réunir un réseau d’innovateurs et des initiateurs de changement (« changemakers« ). J’ai été touché par l’invitation, mais je me suis demandé quelle serait ma valeur dans ce type de rencontre. J’ai accepté. Même si j’étais à deux doigts de décommander le jour J. En grand curieux, je me suis dit qu’il fallait bien voir au moins une fois.

Le jeudi 19 avril, au centre de formation TALENTS à Pierrefonds, le public du Innovators Meetup est très varié : différents âges, différentes ethnies, des expats, autant d’hommes que de femmes. Je reconnais une professeure d’université et des entrepreneurs à succès. C’est Min, la collègue de Natacha, qui ouvre le bal en expliquant le déroulement de la soirée. Assis en rang dans une salle, on se présente en précisant de quoi on « deeply care about » (les échanges se font en anglais). N’ayant rien de très profond à partager, je me sens assez pathétique de « deeply care about Radiohead ». Mais ce n’est pas grave. Une des rares règles ici est « Don’t judge ». Ouf !

Dans une non-conférence, il n’y a ni thème préétabli, ni expert qui déblatère devant un public dissipé. Chacun peut proposer une thématique qui sera discutée si au moins deux autres personnes votent pour elle. Des groupes se forment ensuite pour aborder ces thématiques.

Au Innovators Meetup de ce 19 avril, il y a 10 thématiques : cinq pour une première session de 45 minutes et cinq pour une autre session de la même durée. Parmi les cinq premiers sujets, j’hésite entre “What can Mauritius be the BEST at?” et “How to reduce road accidents?”. J’ai beau être cynique, je n’aime pas la négativité. Depuis presque trois ans que je suis à Maurice, j’y vois tous les jours trop de personnes intelligentes et talentueuses pour rester bloqué sur la rengaine « mon pays va mal ». Va pour essayer de trouver dans quoi Maurice excelle.

Grafitti à Tamarin, île Maurice © S.H

Nous sommes sept autour de la table. Le premier point avancé est le progrès technologique. Mais très vite, on parle de ce qui est réellement la force ce pays : l’humain et la diversité (comme ce soir). De là, découle une autre idée. Comme Maurice est un petit pays, c’est un territoire idéal pour le prototypage de toute sorte de produits ou pour être un laboratoire de nouveaux concepts, à l’instar de l’Estonie. Bien vite, nous arrivons à deux observations évidentes. 1/ Chaque contrainte (comme la petitesse du pays) crée une opportunité. Il nous suffit d’être positivement innovants pour voir notre potentiel. 2/ Les gens, notre diversité, tout ça est bien beau, mais tellement fragile.

Mais ce n’est pas tout d’avoir des idées. Ce soir il faut prendre des engagements. Tous les sept, nous nous engageons à 1/ mettre en avant les aspects positifs de Maurice ; 2/ comprendre ce qui constitue le concept de « lakorite » à Maurice pour le transmettre ; 3/ capitaliser sur nos différentes origines ; 4/ voir les opportunités dans chaque problème ; 5/ organiser des événements qui favorisent des rencontres qui n’auraient autrement pas eu lieu.

Dans la seconde discussion à laquelle je participe, on se demande “How to combat fake news?” Tout un programme. La conversation est intéressante et va au-delà de notre sujet principal, mais on en sort sans réelle idée, si ce n’est qu’il faudrait encourager les débats et dynamiter le système éducatif mauricien.

« J’fais quoi maintenant ? »

J’ai horreur des « inspirational » machin-chose comme les TED Talks. Mais ce soir, même s’il y a quelque chose de très naïf dans les idées et engagements de la première discussion, je me laisse prendre au jeu. Parce que les personnes autour de moi sont aussi cool qu’intelligentes. Parce que je me sens à l’aise. Parce que dans ma situation et avec mon parcours, ce serait stupide de ne pas positiver. Et parce qu’au lieu de se lamenter en énumérant les aberrations des politiciens mauriciens, il faut profiter de ces moments où l’on plante une minuscule graine pour participer à quelque chose de plus grand.

Comme pour les idées, il ne suffit pas d’énoncer des engagements. Il faut les tenir. Et la méthode est trouvée : nous resterons en contact et à chaque fois que l’un de nous met en œuvre un engagement, il le fera savoir aux autres. De quoi se motiver mutuellement. Depuis, un wiki a été créé avec tous les participants de cette première rencontre avec les comptes-rendus des discussions. Et rendez-vous est pris pour la seconde édition.

D’habitude, je fuis les doux rêves de Bisounours. Mais on dirait que l’Innovators Meetup tue mon insolence. Être innovant, ne serait-ce pas aussi accepter de changer ses habitudes ?


Villains : mon premier album téléchargé légalement

En découvrant Era Vulgaris en 2007, je n’avais pas aimé Queens of the Stone Age – trop brut, trop fort, pas assez propre. Un jour de juin 2012, j’ai apprécié le groupe de Josh Homme à sa juste valeur en tombant sur Song for the Deaf sorti en 2002 – pourtant plus brut, plus fort et moins propre. Depuis je vénère QOTSA. En 2017, l’attente de Villains a été une souffrance. Sa découverte, une jouissance.

Les journalistes n’aiment pas le temps qui avance. Quand on s’approche de l’échéance et qu’on n’a encore rien écrit. Pour des raisons professionnelles, je ne voulais pas voir le mois d’août. En tant que mélomane, j’avais hâte d’être à la fin de ce foutu mois. Le 25 août, précisément, pour écouter Villains.

La sortie du septième album de Queens of the Stone Age avait était annoncée dans une vidéo mystérieuse postée sur YouTube. J’étais tombé dessus le jour même de sa publication, grâce aux bons algorithmes de la plateforme vidéo. Le lendemain, QOTSA « affrontait la vérité » dans une deuxième vidéo plutôt drôle pour promouvoir la sortie de Villains. On y apprenait qu’il était produit par Mark Ronson (celui derrière Lily Allen, Amy Winehouse et Uptown Funk) et que Josh Homme aime danser. La vidéo laissait entendre quelques notes de Feet don’t fail me – un avant-goût délicieux, mais insupportable car on ne pouvait le déguster dans son intégralité. J’ai regardé (écouté, en fait) cette vidéo des dizaines de fois, rien que pour entendre les premières notes du titre.

Quelques heures plus tard, The way you used to do était posté. La première écoute m’a déçu – un son trop léché, pas assez brut. Mais après quelques écoutes, je me suis laissé prendre par son swing et la batterie qui s’emballe à la fin. Durant les six semaines suivantes, QOTSA a posté cinq autres teasers où l’on apercevait des sessions d’enregistrement.

Le diable est dans les détails

Alors que je commençais à gigoter comme un enfant attendant noël, The evil has landed a été posté le 10 août. Le morceau est excellent jusqu’au pont qui marque une rupture inattendue avec le refrain et les couplets. L’ombre de Them Crooked Vultures – supergroupe de Josh Homme avec Dave Grohl et John Paul Jones – plane sur ce deuxième titre. Et ça a donné un sacré avant-goût pour le reste de l’album.

Le vendredi 25 août est enfin arrivé. Depuis minuit, j’avais fait de la place dans mon esprit pour accueillir pleinement Villains. D’ordinaire frileux pour les achats en ligne, j’ai fait chauffer ma pauvre carte de crédit pour l’occasion. C’est la première fois que j’achète la version numérique d’un album. Avant ça, je n’avais acheté qu’une musique en ligne : Lady in red qui allait figurer sur une compilation destinée à une fille – la même qui continue de recevoir mes compilations aujourd’hui.

Villains s’ouvre avec le tant attendu Feet don’t fail me. Son intro est comme une incantation chamanique appelant à s’abandonner pleinement dans la chanson. Même si, là aussi, le son manque d’épaisseur, le riff de guitare est d’une grande efficacité. Les chœurs, le solo de guitare et les mélodies du synthétiseur rappellent le Post Pop Depression d’Iggy Pop – produit par Josh Homme, d’ailleurs. Cette ouverture est une déclaration d’amour à la bonne musique qui fait bouger. L’autre intro hypnotisante de l’album est sur Domesticated Animals. Elle est comme un tourbillon qui nous happe dans ce titre à la mélodie répétitive, avec des incursions subtiles de gimmicks habiles. Cette fois, le pont procure une jouissance extrême avec cette envolée dans laquelle Josh Homme divulgue où l’or est caché. C’est incontestablement le morceau le plus réussi de l’album.

Sexy Homme

The way you used to do et The evil has landed, dévoilés avant la sortie de l’album, laissaient présager que Villains serait rock & roll. Head like a haunted house confirme cette tendance. Josh Homme y apparaît comme un fabuleux crooneur avec un texte sensuel : « Circumstances in my pants / Is calling for action ». La classe.

Après avoir aperçu un violoncelle dans un teaser de Villains, j’ai été assez déçu par la rareté des cordes sur l’album. Elles n’apparaissent qu’à la fin de Domesticated Animals et d’Un-reborn again où l’on retrouve même quelques notes de saxophone – 105 savoureuses secondes. Autre regret : le son agréablement lourd de Michael Shuman, révélé sur… Like Clockwork, est remplacé par des lignes de basse plus aseptisées. Sur leur septième album, QOTSA expose leur potentiel pop avec des titres sur lesquels on aurait envie de se déhancher lascivement lors d’une soirée intime. Hideaway a des airs de synthpop. Fortress, dont le riff de fin rappelle My My, Hey Hey de Neil Young est une plaisante ballade avec des paroles gentillettes.

Dans mes rêves, Villains se terminait en apothéose avec quelque chose d’animal qui me ferait sauter (de joie) dans tous les sens. Villains of circumstance n’a rien de dansant. Même si son évolution crescendo peut faire penser à la fin de… Like Clockwork, il est étonnant de retrouver ce titre qui a des influences synthpop encore plus marquées à cet endroit précis. Pourtant la dernière chanson de Villains m’a profondément bouleversé. La musique a ce pouvoir de procurer toutes sortes d’émotions inexplicables.

Villains flirte avec le mainstream

On est très loin de Song for the deaf. Venant de Queens of the Stone Ages, Villains est assez surprenant – il est moins rock et plus poli. C’est, néanmoins un album résolument rock & roll avec quelques touches eighties qui font penser autant à David Bowie qu’à Duran Duran. Ce septième album est, en fait, la continuité pop de… Like Clockwork qui avait déjà introduit les synthétiseurs, les claps et la douze-cordes électrique de Troy Van Leeuwen. Avec tout ça, Villains sera probablement à QOTSA ce que Californication a été aux Red Hot Chili Peppers – un bon album que les puristes pédants dédaigneront, mais qui permettra au groupe d’étendre son aura.

Et maintenant que le 25 août est passé, je vais reprendre le travail en espérant que septembre n’arrive jamais.

Photo à la Une : © b0neface


A l’île Maurice, la langue maternelle potiche et baroque

Le 21 février est la journée internationale de la langue maternelle. Je dis toujours que la mienne est le français. Mais il suffit d’oser réfléchir un peu sur le sujet pour admettre que la réalité est un peu plus complexe.

Annonce de leçon de conduite avec voiture automatique à Poste de Flacq © SH
Annonce de leçon de conduite avec voiture automatique à Poste de Flacq © SH

Let’s face it. Ma langue maternelle n’est pas vraiment le français, pas tout à fait le créole et pas du tout l’anglais. J’ai baigné dans ces trois langues en grandissant. Le français, langue de communication avec la famille ; le créole, langue de communication avec les copains et l’anglais, langue de l’administration, de l’enseignement à l’école et, aujourd’hui, des relations professionnelles. Quand je m’exprime le plus naturellement du monde avec mes amis, ça donne une langue épicée, revenue au beurre salé et relevée à la sauce Worchester.

Par exemple : je tape ces mots sur le clavier de mon laptop, alors que j’ai mon poum[1] posé sur un stool.

Maurice a été sous tutelle française de 1715 à 1810, après quoi elle est devenue une colonie britannique jusqu’en 1968. Alors forcément, on mélange un peu de Shakespeare et de Molière. Bizarrement, même si la langue officielle est l’anglais, le français – et bien sûr le créole – est plus utilisé en société. On utilise beaucoup de mots du vieux français – souvent pas si vieux que ça – et on se réapproprie carrément le mot pour dire tout à fait autre chose.

© lookhuman.com

À Maurice, on pèse le taquet pour allumer la lumière. On « prend son bain », même sous une douche à l’italienne. On dit « insignifiant » pour dire « chiant ». On utilise « comme si » comme une conjonction à tout bout de champ : comme si, c’est un peu exagéré, mais entre nous on se comprend – comme si. On aime les pléonasmes pareil comme, il nous arrive d’oublier des mots. Surtout les articles : après le déjeuner, on demande à nos invités « tu veux café ? »

Donc je parle un français baroque[2] et un anglais potiche[3]. Je vais faire mon grand-mari[4] en disant que je suis trilingue avec le créole.Vous croyez que je fais par exprès[5] d’exagérer ? Pas du tout. Pour la grande majorité des Mauriciens, c’est comme ça au quotidien. Et ça peut être assez schizophrénique dans le milieu professionnel. On s’envoie des mails (des « courriels », si vous préférez) en anglais et quand on se rencontre en meeting, on se parle en français – ou en créole, d’ailleurs.

Forcément, parfois quand on parle en français entre Mauriciens, un vrai Français de Paris-La France peut croire qu’on parle créole (ça m’est déjà arrivé) ou qu’on est en train de jouer au Kamoulox. Ça peut énerver certains Mauriciens : « bé qui couillonade, ça ? « Insignifiant » c’est bien un mot français, non ? Foutour[6] ! » Il y en a aussi qui « bourre le dictionnaire dans la gueule » des gens pour leur montrer que, même si eux ne l’utilisent pas, ce mot existe encore.

Certaines phrases peuvent donner lieu à de sacrés quiproquos. Par exemple : « Hier, alors que je mettais arrière[7] j’ai tapé avec quelqu’un. Quand le boug a baisé en bas, j’ai dû braquer, mais mon flasher est allé s’éclater contre un poteau électrique. Alors, j’ai apporté la voiture chez le mécanicien. J’en ai profité pour lui demander de faire le servicing complet, parce que mes wipers bloque-bloquaient et il y avait une fuite[8] dans mon stepney[9]. J’étais mat net quand j’ai reçu la facture. »

Si les mots anglais de la phrase précédente sont compréhensibles par un Français à peu près bilingue, mon interlocuteur pourrait penser que la personne que j’ai heurtée a forniqué par terre. Mais non. « Baiser en bas » veut dire « tomber » chez nous. Quand on parle d’essuie-glaces qui bloque-bloquent, ça veut dire qu’ils bloquent légèrement. Oui, on répète des mots pour insinuer une nuance. Le sable de nos plages est jaune-jaune, vous comprenez ? Et je n’ai pas joué aux échecs en recevant la facture du mécanicien. Quand c’est un sentiment, « mat » veut dire « triste » ou « déçu ». Mais si je dis que « le dernier album de Coldplay est mat », ça veut dire « pas terrible », voire « nul ». Ça doit probablement venir du malgache, « maty » qui veut dire « mort ».

D’autres mots malgaches sont encore utilisés. « Malang », qu’on utilise surtout en créole, veut dire « sale ». Quand j’étais petit et que je faisais l’insignifiant avant d’aller à la douche, mon grand-père me disait que j’étais « enn milat malang ». En malgache, malangy (la dernière lettre est presque muette en malgache) veut dire que quelque chose sent pu[10]. On peut aussi parler des mots en hindi. On cuisine dans les karay[11] et on range les objets qui ne servent plus à rien dans le godam[12] – vous serez étonnés de savoir que l’Inde a beaucoup influencé la langue anglaise.

C’est assez logique qu’on retrouve ces deux langues chez nous car les Malgaches, en tant qu’esclaves, et les Indiens, en tant que travailleurs engagés, ont participé aux premiers peuplements de Maurice. Il y a aussi des mots chinois et portugais. Pour connaître les origines de nos mots, je vous conseille d’aller voir l’excellent blog Martian Spoken Here qui tient une rubrique dans le tout aussi excellent magazine Kozé (qui aborde d’ailleurs la question de la langue maternelle à Maurice dans une interview de Daniella Bastien).

Et puis, il y a la syntaxe anglaise. Ayo[13], là c’est mari[14] compliqué à comprendre. En général, je fais mes amis écouter mes dernières découvertes musicales. Mais je sais qu’en bon français, il faudrait que je fasse écouter mes découvertes musicales à mes amis.

Pareil comme avec le français, on s’approprie aussi des mots d’anglais. Du coup, ce qu’on dit ne ressemble plus du tout au mot initial. On s’exclame « fak ! » quand on est un peu embêté, par exemple. On fait pas mal de traductions littérales : Cape Town est une ville du Sud Afrique.

Évidemment, nous avons des messieurs et des dames qui ont un français châtié, s’expriment dans un anglais limpide et parlent un créole savant (le créole mauricien a une graphie depuis 2011 et le Creole Speaking Union bosse dur pour valoriser notre langue dans les écoles et les administrations). Mais la majorité d’entre nous faisons un cari mélange entre le français et l’anglais, en saupoudrant d’un peu de créole. Alors, ma langue maternelle n’est pas très académique, mais il arrive que certains Français pas trop rigides trouvent ça cocasse[15].


[1] mon derrière
[2] un français incorrect
[3] un anglais approximatif
[4] craneur
[5] À Maurice, on « fait par exprès », au lieu de« faire exprès »
[6] exclamation qu’on utilise pour montrer son impatience ou exaspération
[7] faisais une marche arrière
[8] crevaison
[9] roue de secours
[10] Pour être bien sûr que quelque chose « pue » ou « sent mauvais », on combine les deux
[11] Ustensile dans lequel on cuisine. En Inde, la karay est comme un wok moins creux
[12] fourre-tout
[13] Autre exclamation passe-partout. Exemples : « Ayo, j’ai oublié de te dire » ou « Ayo, je n’ai pas envie d’écrire cet article ».
[14] très
[15] mignon


La musique en 2016 : deuil et renaissance

En 2016, beaucoup ont découvert qu’il y avait une fin à la vie. Nous avons eu du mal à accepter la mort de nos musiciens préférés. La bonne nouvelle c’est que la musique a survécu en 2016. 

Le 10 janvier 2016, j’étais triste. Mes collègues d’alors s’étaient presque inquiétées de mon état. Ça n’allait vraiment pas. Je venais d’apprendre la mort de David Bowie. Je m’étais senti vraiment con d’avoir cette attitude, mais c’était plus fort que moi. Pourtant, je ne suis pas un fin connaisseur de David Bowie – je me demande dans quel état je serai à la mort de Thom Yorke. Mais Bowie, c’est une attitude, ce regard vairon, une voix extraordinaire, une élégance intersidérale, cette période androgyne qui me fascine, des rôles captivants au cinéma (même dans Zoolander). Pour tout ça, j’admirais l’artiste au point d’être sincèrement effondré en apprenant sa disparition.

David Bowie, 8 janvier 1947 – 10 janvier 2016

D’autres chanteurs ou musiciens appréciés ont suivi Bowie – où qu’ils aillent après la mort : Prince, Leonard Cohen, George Michael, Papa Wemba et Billy Paul. Le monde a alors découvert qu’on meurt. 2016 nous a paru encore plus injuste lorsque des acteurs sont aussi partis : Michel Galabru, l’élégant Alan Rickman, Michèle Morgan, Carrie Fischer. Il y a eu tant de « nooooon », « pourquoi ? » ou « RIP » postés sur Facebook comme pour manifester notre désaccord face à la disparition de ces artistes. Ces personnalités adorées nous ont rappelé qu’il y a cette fin inéluctable au bout de la route.

Malgré ces décès, la musique a continué de vivre en 2016.

Cette année nous a offert de beaux cadeaux. Il y a David Bowie lui-même qui a sorti Blackstar, un étonnant album de sept titres. Je me souviens avoir été perturbé lorsque le clip de la chanson-titre avait été dévoilé sur YouTube fin 2015. Quelques sonorités m’avaient beaucoup fait penser à Radiohead, d’ailleurs. La sortie du single Sue (Or in a Season of Crime) deux ans auparavant m’avait préparé à quelque chose d’exigeant et différent. Les airs qui s’aventurent dans le jazz sont un délice. Bowie brouille tous ses codes, mais garde sa singularité cosmique.

Son ami, Iggy Pop, a lui sorti son dix-septième album en 2016. C’est l’infatigable Josh Homme qui est aux manettes. Ayant embarqué Matt Helders (batteur d’Arctic Monkeys) avec lui, Homme confirme son incroyable talent. Post Pop Depression est un fabuleux album rock qui semble être un hommage à Bowie – il a produit le premier album solo d’Iggy Pop, The Idiot, en 1977.

La bonne nouvelle de 2016 est venue de Radiohead – toujours eux. Depuis deux ans, l’annonce de ce neuvième album tournait au comique de répétition. Et puis un jour, A Moon Shaped Pool est apparu. J’ai été conquis par Burn the witch dès les premières millisecondes. Mais mon avis n’est pas très valable car je suis un adepte de Thom Yorke. J’ai essayé d’avoir un esprit neutre et me faire une opinion objective. Au bout de 10 écoutes, le résultat était le même. Le clip m’a d’ailleurs poussé à regarder le bon film The Wicker Man. À part le répétitif Daydreaming et les airs de bossa-nova saccadés de Present Tense, A Moon Shaped Pool est, sans surprise un album qui frise la perfection. Ces envolées de violons quasi-omniprésentes donnent à une ambiance majestueuse. À part Faust Arp sur In Rainbows, Radiohead ne nous avait pas encore habitués aux cordes. Le titre le plus prodigieux est The Numbers avec son air de guitare rythmique qui rappelle subtilement Stairway to Heaven.

Sachant que Nigel Godrich, producteur de Radiohead (encore !), a mis la main à la pâte sur The Getaway des Red Hot Chili Peppers, je m’étais attendu à quelque chose de plus expérimental. Mais non. Leur onzième album n’est qu’une suite logique – et néanmoins agréable – de I’m with you. Sick Love est particulièrement réussi avec le piano d’Elton John qui donne un son funky et feutré. Après Fairweather Friends sur le …Like Clockwork de Queens of the Stone Age en 2013, on peut espérer que Sir Elton s’aventurera davantage sur des terrains plus rock.

Il y a eu d’autres habitués des bacs qui sont revenus : De La Soul, A Tribe Called Quest, M.I.A et PJ Harvey. Les deux premiers prouvent qu’on peut faire des retours réussis, dans l’air du temps tout en restant fidèle à sa signature musicale. Avec AIM, M.I.A est toujours aussi efficace musicalement, toujours aussi percutante dans ses messages politiques. Toute cette colère envoyée avec une énergie langoureuse rend ce cinquième album hypnotique. Autrement politique, The Hope Six Demolition Project de PJ Harvey pose un décor plus sombre que ses précédents albums. Le saxo ténor retentit, la caisse claire déroule comme une marche militaire et la sublime voix de l’Anglaise monte dans les aigus : le neuvième album de PJ Harvey est bouleversant.

Les belles découvertes de 2016 sont le Dreaming Room de Laura Mvula, Les Conquêtes de Radio Elvis et My Woman d’Angel Olsen. Laura Mvula c’est une énergie ensorcelante qui aurait pu naître d’un duo entre Annie Lenox et Meshell Ndegeocello, avec des arrangements de Metronomy. Les Français de Radio Elvis donne des mélodies accrocheuses avec des textes incompréhensiblement poétiques. Angel Olsen est ma révélation de 2016. Entre mélancolie et détermination, il y a ce son très rock féminin de la fin des années 80, un peu de soul avec quelques accents de Cindy Lauper et Kate Bush : le genre d’album qu’il faut écouter pour se mettre de bonne humeur le matin.

Nous avons aussi eu quelques bonnes découvertes sur notre caillou en 2016. Très récemment, Nicholas Larché a sorti son album, Genesis. J’avais découvert l’artiste en octobre pendant le concert One Live au Jamm In. Ses paroles sont parfois un peu candides, mais il y a une sincérité attachante chez Nicholas Larché. Les arrangements sont précis, les mélodies ont une saveur tropicale qui accompagnent agréablement la voix chaleureuse du chanteur. Genesis est un travail d’autant plus remarquable quand on sait que l’album a été réalisé de manière bénévole.

Autre perle mauricienne : Music for the soul de Hans Nayna. Si j’avais grimacé en entendant Mo lam, j’ai adoré le reste de son album. C’est aussi frais que vibrant. Les notes du violon, les cuivres, la batterie de l’excellent Christophe Bertin et la superbe voix du chanteur font un tout enchanteur. Chaque écoute de la chanson-titre me donne envie de courir en haut des marches du Philadelphia Museum of Art. Music for the soul me plaît car j’ai le sentiment que Hans Nayna fait la musique qu’il aime sans trop se poser de question.

Le 10 janvier, le jour de la mort de David Bowie, The Last Shadow Puppets publiait sur YouTube le clip de Bad Habits à paraître sur leur second album. Je suis sorti de ma détresse grâce à la virilité effrénée de ce nouveau titre du duo endiablé. J’ai été moins enthousiaste à la première écoute du reste d’Everything that you’ve come to expect – il me semblait difficile de faire mieux que The Age of Understatement. Ensuite l’album s’est lentement, mais sûrement fait sa place dans mon cœur. J’ai finalement été conquis par ces ambiances romantico-baroques. C’est simple : Everything that you’ve come to expect est mon album préféré de 2016.

La chanson-titre est un bijou. Used to be my girl est un savant mélange de disco et de rock & roll. Et The Dream Synopsis, cette chanson de crooner tellement glamour clôture l’album avec romantisme. Déjà fan d’Alex Turner – je considère Arctic Monkeys comme l’un des meilleurs groupes de rock du moment – Everything that you’ve come to expect l’a définitivement placé au premier rang de mon panthéon musical. Sur leur EP The Dream Synopsis sorti plus tard dans l’année, The Last Shadow Puppets a repris (avec une classe inégalable) Is this that you wanted de Leonard Cohen ; pendant quelques-uns de ses concerts, le groupe a adapté Moonage Daydream de David Bowie. La boucle est bouclée.