Stéphane Huët

A prori au pilori

« Il n’y a rien à faire à Maurice ». Éternelle rengaine de quelques snobs, tellement gourmands d’art que les quelques activités culturelles de la petite île Maurice ne peuvent abreuver. Pourtant il y a, ici et là, des initiatives modestes mais surprenantes de qualité qui méritent d’être saluées.

La semaine dernière, par exemple, nous avons eu droit un petit îlot de créativités intéressant.

Il y a d’abord eu cette rencontre étonnante avec la poésie. Je ne suis pourtant pas un amateur du genre. J’ai toujours cru que je n’y comprenais rien. J’ai essayé Raymond Chasle, Tishani Doshi ou Rimbaud. Ça ne m’a jamais rien fait.

Poésie graphique, projet d'une poète et cinq graphistes mauriciens
Poésie graphique, projet d’une poète et cinq graphistes mauriciens (source)

Et quand la poésie est associée graphisme, ça donne quoi ? Les graphistes Nicolas Bastien-Silva, Gabrielle Thévenau, Emilien Jubeau, David Rogers et Jonathan Nanine ont mis en image des textes de Claire Thévenau. Le projet, sobrement intitulée Poésie graphique, était visible au Pavillon du Caudan Watefront du 17 au 24 septembre. Une petite semaine, donc, pour apprécier ce travail original.

Intrigué par le concept, je me suis empressé d’aller découvrir ce projet dès son deuxième jour. Le Caudan Waterfront était relativement désert l’après-midi du dimanche 18 septembre. Ça m’a permis de déambuler tranquillement entre les images poétisées.

Poésie graphique c’était cinq poteaux à quatre faces, disposés dans le large passage entre le Sunset Café et le port de plaisance du Caudan Waterfront. Montages, collages, illustrations, déformations et géométries, chaque graphiste a créé un univers pour accompagner les très beaux textes de Claire Thévenau. Chose intéressante : un même graphiste a suscité quatre différentes émotions sur son poteau. Ou était-ce les textes qui provoquaient cela ?

Je m’attendais à ce que les visuels fassent écho aux textes, mais ce n’était pas le cas. C’est pourquoi Poésie Graphique est agréablement déroutant. On n’est pas sûr de savoir si ce qui nous touche. Les images, les mots ou les deux en même temps ?

En repensant à l’exposition plus de deux semaines après ma visite, ça semble plus évident. Les images passent après les textes remarquables. « Tout ce qui te touche, me transperce » ou « Puisque rien n’est fait pour durer / Ni ton amour, ni ma beauté / Pas même la machine à laver / Séparons-nous de tout, de nous / Des objets, des habits trop lourds / Des faux amis qui nous entourent ». Je me souviens avec plaisir de ces petites phrases suspendues.

Poésie graphique au Pavillon du Caudan Waterfront, du 17 au 24 septembre 2016 © S.H
Poésie graphique au Pavillon du Caudan Waterfront, du 17 au 24 septembre 2016 © S.H

Ce n’est qu’en visitant Poésie graphique que j’ai appris que mon amie Émilie Pascal avait illustré les poèmes de Claire Thévenau dans le livre La poursuite du meilleur. Je n’aurais pas fait le déplacement pour rien.

Autre surprise de la semaine dernière : le concert de la chanteuse israélienne, Ester Rada au Jam Inn (ex Phare Kiltir Loft) organisé par Culture Events Production. J’aurais pourtant pu passer à côté. La communication sur l’événement était quasi inexistante. Et ma connaissance des musiciens israéliens va de l’énervant Asaf Avidan à l’émouvant Avishai Cohen. Après un petit tour sur YouTube, j’ai placé le curseur d’Ester Rada juste entre ces deux-là. C’est une musique gentillette, agréable à écouter en prenant un verre.

C’est exactement ce que j’ai fait en arrivant au Jam Inn le 22 jeudi septembre. Je me suis dirigé vers le bar en attendant le début du concert.

C’est avec 1h40 de retard et avec un rythme irrésistible que le batteur Dan Mayo a signalé le début de la fête. Ester Rada est apparue dans une longue robe à rayures dorées qui m’a fait penser à des habits d’Egyptiennes dans les films.

Elle était parfaite sur scène. Son gracieux mouvement d’épaules en rythme avec la musique faisait onduler ses rayures dorées pour ajouter au magnétisme naturel. En plus, elle était bien entourée. Un claviériste funky qui ressemble à Mathieu Kassovitz, un saxophoniste-flûtiste captivant qui mêle klezmer et ethio-jazz, un bassiste nonchalamment groovy. Et ce batteur qui m’hypnotise avec ses rythmes qui ne tombent jamais dans la facilité. On avait l’impression qu’il caressait les peaux des toms avec ses baguettes, mais le son disait tout à fait autre chose.

Ce jeudi 22 septembre au Jam Inn, Ester Rada était électrique, jamais gentillette. Elle était particulièrement merveilleuse quand elle s’est appropriée le Feeling Good de Nina Simone. Je n’ai perdu aucune goutte de cette belle surprise qui confirme une fois de plus que la musique se ressent en live.

Petit bémol, néanmoins, pour la sonorisation qui n’était pas toujours agréable à cause d’un mauvais réglage de la basse. C’était aussi dommage de voir le peu de spectateurs ce soir-là. On se demande d’ailleurs comment Culture Events Production s’y retrouve.

Ester Rada à Jam Inn, le 18 septembre 2016 © S.H
Ester Rada à Jam Inn, le 18 septembre 2016 © S.H

Après le concert qui a duré 80 minutes, j’ai parlé quelques secondes avec Dan Mayo qui m’a appris qu’il joue dans un autre groupe qui s’appelle Tatran. Une autre belle découverte.

Lorsque j’ai parlé de Poésie graphique et d’Ester Rada autour de moi, on m’a répondu « ah, mais si je savais que ça allait être bien… » Évidemment, si on ne sort que pour aller voir les artistes qu’on connaît déjà, c’est sûr qu’on ne découvrira jamais ce qui peut être bien. Moi-même, replié sur mes convictions culturelles, j’ai failli dédaigner ces deux bouffées d’air frais. Comme quoi, on gagnerait à être un peu plus curieux et encourageant pour ces discrètes propositions culturelles.


À travers nos lunettes de soleil

Est-il vraiment nécessaire de savoir d’où on vient pour savoir où on va ?

Jusqu’à mes 18 ans, je ne me suis jamais posé de questions sur mon identité. J’étais Stéphane. Quand je suis arrivé à Avignon pour mes études universitaires en 2004, j’ai commencé à me présenter comme un garçon venant de l’île Maurice.

J’ai très vite commencé à correspondre à l’image qu’on me renvoyait de moi-même. Je me complaisais dans le rôle de l’insulaire qui veut désespérément s’asseoir sur une plage pour admirer le coucher de son soleil tropical en sirotant un rhum. En réalité, je m’étais adapté au mistral et j’adore le pastis. J’avais accroché le drapeau mauricien à un mur de mon appartement pour jouer la caricature à fond. Tout ça était tellement superficiel.

Un coucher de soleil sur la plage du Morne : tellement cliché © S.H
Parfaitement cliché : un coucher de soleil sur la plage du Morne © S.H

Lentement mais sûrement, mon pays a cessé d’être une carte de visite. À peu près au même moment, mes compatriotes m’ont fait penser que j’étais en train de jouer une autre caricature. Celle qui se détache (inconsciemment peut-être ?) de son identité.

Je me souviens d’un séjour à Perpignan en 2007 avec deux amis mauriciens. La caissière d’un site touristique nous avait demandé d’où on venait. « Je viens d’Avignon, mais à la base je suis de l’île Maurice », avais-je répondu. Une des amis m’avait dit que c’était drôle que je mentionne Avignon avant l’île Maurice, qu’elle aurait placé l’île Maurice avant. Elle avait ce que j’avais alors pris pour un ton narquois et l’autre ami a eu un sourire entendu. Je n’ai pas voulu interpréter le sens (s’il y en avait un ?) de cette remarque, mais cette situation m’avait agacé.

Un an plus tard, lors d’une soirée à Lyon, un ancien ami du collège m’avait annoncé : « je suis plus métis que toi ». Je n’avais absolument aucune idée de ce qu’il essayait de démontrer. Mais je me suis demandé comment on peut être plus ou moins métis que quelqu’un ? Je poserai la question à Yannick Noah.

Après mes études fin 2010, j’ai fait un bref passage à l’île Maurice où j’ai travaillé pour une radio privée. Mes confrères s’étonnaient souvent en apprenant que j’étais Mauricien. « Pa ti pou dir ! »[1] Au bout de quelques jours, j’ai préféré prétendre être Belge. Et la conversation s’arrêtait là. Après l’étonnement, je suscitais une curiosité pudique.

Quand j’habitais à Madagascar, j’étais un Vazaha comme tous les Occidentaux. J’avais beau expliquer que j’étais un voisin-cousin de l’océan Indien, ça ne servait à rien. La couleur de ma peau leur disait l’inverse.

Étonnamment, pendant mes deux fantastiques années au Népal, on m’a souvent pris pour un Népalais. Dans la rue, on s’adressait à moi en népali. Ça me touchait, mais ça m’embêtait de ne pas pouvoir répondre. Lorsque je parlais l’anglais, on pensait que j’étais Français – de quoi alimenter ma crise identitaire. J’avais alors l’impression d’être Hercule Poirot : « I’m not French! ». Dans une soirée mondaine de Katmandou, un européen m’avait dit : « tu n’as pas la tête d’un Mauricien ». Alors, je lui ai posé des questions sur ses voyages à l’île Maurice. Mais il n’y était jamais allé.

À Avignon, on m’a pris pour un Italien, un Brésilien, un Mexicain, un Français, un Québécois ou encore un Israélien. Ma diction était plus évocatrice pour les Français que pour les Népalais : « il est trop rigolo ton accent créole ».

Depuis que je suis rentré au pays il y a presqu’un an, j’entends encore ces petites remarques qui m’étonnent. On excuse mon ignorance sur un aspect de notre pays en rappelant que j’ai été absent pendant longtemps ; on m’a dit que j’étais « un bon Français » parce que j’utilise une fourchette au lieu d’une cuillère pour manger du riz. Le pire c’est quand un ami d’école m’a dit « si je t’avais vu dans la rue sans te connaître, je t’aurais pris pour un étranger ». Bizarre.

C’est aussi intrigant qu’agaçant d’être confronté à ces questionnements seulement depuis que je suis parti pour mes études car j’ai toujours mangé le riz avec une fourchette. J’ai néanmoins été rassuré quand une collègue m’a dit que je suis « un vrai Mauricien » parce que je connais le langage Madam Séré[2]. Si seulement je l’avais su plus tôt, j’aurais sorti cet atout imparable à tous les sceptiques.

Toutes ces situations m’ont sincèrement remué. Je me suis demandé : qu’est-ce qui fait de moi un Mauricien ? Je n’étais plus à l’aise avec mon identité. J’ai joué le même rôle qu’au début de mes études, mais avec le but opposé : c’était pour me fondre dans la masse. J’essayais à tout prix de prouver ma mauricianité dans ma façon de parler et dans mes goûts. C’est comme certains musiciens qui se sentent obligés de placer « ti le le, o lo o la i le » dans leurs chansons pour que « ça sonne mauricien ». C’était ridicule.

C’est probablement à cause de ces doutes que j’ai eu des réticences à bloguer depuis mon retour en octobre dernier. Je ne voulais pas qu’on me renvoie mes 11 années d’expatriation à la face en me disant que je n’avais pas la vision d’un « vrai Mauricien ». Il est plus politiquement correct de raconter mon décalage avec un Népalais que si je devais relater ma conversation surréaliste avec un paysan mauricien dans un bar miteux de Poste de Flacq.

« Voyager, c’est faire une expérience identitaire : soit se retrouver soi-même, soit avoir le sentiment de devenir un autre » – Jean-Didier Urbain.

Après un bout de temps, j’ai réalisé que les questions sur ma citoyenneté et l’étonnement qui pouvait en découler étaient souvent naïfs et rarement méchants, au pire un peu taquins. Je reconnais que je suis particulièrement sensible sur la question. J’ai surtout compris qu’il ne fallait pas se prendre au sérieux et j’ai recommencé à bloguer. En réalité, je continue à écrire sur le Népal et je relate mes expériences de spectateurs.

Alors quand j’ai su que le lundi 5 septembre, le court-métrage Ile de France de Shiraz Bayjoo serait projeté à la maison de l’Étoile à Moka (avec le soutien du British Council, en partenariat avec l’association Porteurs d’Images), j’y ai accouru en espérant avoir de la matière pour un billet.

Avant la projection, alors que j’étais dans un groupe qui parlait de figurants étrangers pour les besoins d’un film, une personne m’a dit « ah non, mais tu ne ressembles pas à un Mauricien typique ! » Elle avait un ton catégorique d’un air de dire que ce n’était même pas discutable. Ça doit être le fait de se trouver dans une maison coloniale qui faisait ressortir mon teint pâle que je dois à mes ancêtres (en fait, ils auraient été des marins bretons alcooliques). J’ai froncé les sourcils et lui ai demandé « qu’est-ce qu’un Mauricien typique, alors ? » J’ai insisté sur le « typique » parce que nous avions cette conversation dans un groupe de quatre Mauriciens qui ne se ressemblaient pas. Sa réponse a été un bafouillage embarrassé. Pourtant, je voulais vraiment connaître sa définition. Car je doute que parler le Madam Séré suffise.

Je n’ai pas eu d’explication ce soir-là. Je suis allé me servir un verre de vin en attendant la projection.

Ile de France est un film contemplatif où l’on se balade de travelings en panoramiques. On voit d’abord la nature avec l’océan et des arbres. Ensuite la main de l’homme : les ruines en pierres des Néerlandais, les maisons coloniales, des objets religieux, des photos.

Il n’y a pas de visage. Aucune voix off commente les images. Seulement la lecture d’un texte de Bernardin de Saint-Pierre, quelques archives sonores en hindi (ou peut-être est-ce du bhojpuri ?), en français et anglais. Un séga s’immisce divinement. Heureusement pour moi, la chanteuse d’un groupe à la mode était assise devant moi pour confirmer que c’était Roseda de Ti Frere. Si j’étais un Mauricien typique, je l’aurais su tout seul.

Les images et la bande son d’Ile de France sont méticuleusement ficelées pour donner quelque chose d’assez hypnotisant. Les maisons, les objets et la nature racontent l’histoire de notre île. Ça me fait penser à Kétala de Fatou Diome dans lequel des meubles retracent la vie de leur défunte propriétaire. Je comprends alors que le film parle de notre patrimoine naturel, matériel et immatériel. Mais je me trompe.

Après la projection de son film, Shiraz Bayjoo a entamé une discussion avec le public. Un spectateur a fait une intervention très intéressante, parlant de son identité en tant que Mauricien, qu’il était un peu perdu après avoir voyagé, qu’il pouvait se sentir autant Européen que Mauricien. Le réalisateur a répondu qu’il cherchait justement à soulever ce genre de questions.

C’est là que j’ai compris que j’avais eu une lecture complètement erronée de ce court-métrage. Avec Ile de France, Shiraz Bayjoo aborde la question des diverses cultures qui ont construit l’île Maurice.

Une autre intervenante a fait remarquer à Shiraz Bayjoo que son film est sur son identité, pas celle de tous les Mauriciens. L’artiste (un Mauricien qui a grandi en Angleterre) a approuvé en indiquant néanmoins qu’avec cette discussion, son identité devenait collective. Il a également précisé que son court-métrage n’a aucune vocation historique avant de rappeler que l’île Maurice était vierge avant l’arrivée des navigateurs : « en tant que Mauricien, nous venons tous de quelque part ». À ce moment-là, je me suis demandé ce que pouvait penser la personne qui, juste avant la projection, trouvait que je ne ressemble pas à un Mauricien typique.

Je déteste les banalités mielleuses comme « je suis un citoyen du monde » et je sais bien qu’il existe des différences entre Mauriciens. Mais c’est précisément à cause et grâce à ces différences qu’il est absurde de chercher la race pure de l’île Maurice – encore plus quand on est un Européen qui n’y a jamais mis les pieds.

Ce texte donne peut-être l’impression que j’extériorise ma frustration en ressortant de vieilles réflexions qui sont mal passées. Il y a un peu de ça. J’essaie surtout de résoudre ma propre crise identitaire.

Après la projection d’Ile de France, j’ai eu le sentiment d’être plus serein sur la question. Comme j’ai une grande foi dans l’art, j’ai cru que Shiraz Bayjoo m’avait sorti de la confusion. Mais c’était une illusion. La question reste toujours complexe, pour moi comme pour d’autres – à voir ce qui se passe en Europe, on constate que ce n’est pas réservé qu’aux jeunes états insulaires. Pourtant, je ne suis pas sûr qu’il faille forcément y répondre. Comme Dany Laferrière, je pense qu’on nous emmerde avec l’identité. Typique, Belge ou Népalais, je ne sais pas très bien d’où je viens, mais je suis sûr de savoir où je veux aller.

Durant ces dix dernières années, j’ai essayé de me définir. Mais se définir, n’est-ce pas un peu se finir ?

—-
Ile de France de Shiraz Bayjoo sera projeté dans le Jardin de Telfair à Souillac le mercredi 12 octobre dans le cadre du Festival Ile Courts.

[1]
« On aurait pas dit », en créole mauricien.
[2] Dialecte codé où on rajoute la lettre ‘g’ après chaque syllabe. Pour dire bonjour : bongonjourgour


‘The Invisible Man’ : ultra moderne solitude

Il m’est arrivé de me demander comment on devient SDF. Quel est le début de la dégringolade ? La personne se rend-elle compte qu’elle atteint le point de non-retour ? Peut-on être aussi seul au point de n’avoir aucune autre issue ? Je me suis souvent posé ces questions sans essayer d’imaginer les étapes qui mènent à la rue. Elles ont effleuré mon esprit et je suis vite retourné à ma petite vie confortable sans culpabiliser.

Avec The Invisible Man, Sedley Assonne propose un cheminement possible d’un homme vers sa perte.

Pourtant en voyant dans le journal un petit encadré qui annonçait la représentation de cette pièce jouée en anglais, je m’attendais à du théâtre de science-fiction en pensant au film de Paul Verhoeven avec Kevin Bacon. Ce titre énigmatique et le fait de savoir que Gaston Valayden interprétait l’unique rôle, ont suffi pour m’attirer à la salle Trup Sapsiway le samedi 27 août.

The Invisible Man raconte l’histoire de Jack qui se réveille dans une rue de Port-Louis. Il se dit invisible car personne ne le voit. Personne ne voit un SDF – je pense tout de suite à Ti Biskwi, une performance filmée par Oxedio. Jack interpelle alors ces passants qu’il juge trop occupés pour faire attention à lui avant de nous raconter comment il est arrivé dans la rue.

Marketing Manager dans un centre d’appels, Jack a pour mission d’attirer les investisseurs à placer des sous dans la communication. Alors qu’il a une situation confortable, il invite au restaurant une dame rencontrée dans le bus. Face à elle, Jack semble sûr de lui. Il explique qu’il ne voulait pas ressembler à son papa, pêcheur du nord de l’île et risquer de se marier à une fille de la plage. Lui, il admire Baudelaire et encense le village planétaire interconnecté. Un paradoxe, alors qu’il va se retrouver seul dans la rue.

S’ensuivent une série de mésaventures qui vont mener Jack à sa déroute. Sa femme le quitte car il ne sait pas aimer. Son patron intransigeant le vire à cause de ses absences fréquentes, forcées par des migraines à répétition. Son propriétaire lui demande de quitter son appartement car il a plusieurs loyers impayés.

Jack ne veut pas aller chez ses frères ou sa sœur par orgueil. Il ne veut pas aller au shelter car on lui posera trop de questions. Au départ, il semble se satisfaire de sa natte en rafia en guise de matelas, des miettes qu’il récupère de la cuisine de l’hôtel cinq étoiles d’à côté, de sa radio sur laquelle il écoute des musiques des années 50.

Gaston Valayden dans le rôle de Jack dans ‘The Invisble Man’ © Trup Sapsiway
Gaston Valayden dans le rôle de Jack dans ‘The Invisble Man’ © Trup Sapsiway

Mais la colère de Jack grandit au fur et à mesure. Il s’énerve contre les citadins qui lui demandent de baisser sa musique. Il se révolte contre les autorités qui lui ordonnent de bouger de cette rue. Il menace la caméra de surveillance qui, elle, le voit. Il pense alors à sa maman morte. « Tu es mieux là où tu es », soupire Jack en regardant le ciel. Il en a contre notre société et clame qu’il n’a toujours été qu’un homme invisible.

Au début de la pièce, je craignais une énième et barbante critique de la société pressée et individualiste. Mais The Invisible Man sonne comme une mise en garde. Nous sommes quasiment tous happés par notre travail. Nous nous sentons au-dessus de tout, nous prenons les choses pour acquis et nous remontons rarement en question. Car Jack n’est pas qu’une victime de la société. Il a sa part de responsabilité. Nous faisons tous parties de cet engrenage.

La mise en scène très minimaliste de The Invisible Man convient à l’histoire et au sujet. À l’image de la longue salle Trup Sapsiway (quasiment remplie ce samedi 27 août) où sont disposées des chaises en plastique. Pour changer de scènes, les jeux de lumières sont orchestrés par des interrupteurs à l’arrière de la salle dont les « tacs » retentissent jusqu’à la scène – plutôt perturbant. La musique qui sert de générique ou de transition entre les scènes est assez médiocre aussi.

Si le texte nous fait entrer dans la tête de Jack, on a l’impression que la pièce omet des étapes de sa vie qui le mènent à sa perte. Au contraire, tous les événements s’enchaînent brusquement comme si la nature s’était acharnée sur le personnage en un jour.

J’avais eu l’occasion de voir Gaston Valayden dans une adaptation créole de Tartuffe et dans l’excellent Baraz qu’il a lui-même écrit – il en a ensuite réalisé un court-métrage moins réussi. Formidable dans ces deux pièces, il est encore impeccable dans The Invisible Man. Si l’anglais semble être une difficulté au début de la pièce, il se détend au fur et à mesure de la pièce. Le bémol c’est quand il joue un Jack ivre. Mais on sait bien qu’au cinéma et au théâtre, les saouls sont toujours surjoués. (Le meilleur ivre reste Vivian François joué par Wesley Duval dans Fami pa kontan).

Plus que de l’invisibilité, la pièce évoque la solitude, notre importance relative, fragile et éphémère.

* La Trup Sapsiway prévoit une représentation supplémentaire pour le vendredi 2 septembre. Prix libre à la porte.

 


Tritonik joue de sa Berlinfluence

Après Project One en 2012, Tritonik revient avec Berlinfluence. Ce deuxième album a été dévoilé lors d’un concert à l’Institut français de Maurice le vendredi 8 juillet.

Les Mauriciens adeptes des réservations de dernière minute se sont rendus compte qu’on ne plaisante pas avec Tritonik. Il fallait être prévoyant pour avoir une place au concert de lancement de Berlinfluence ce vendredi 8 juillet à l’Institut français de Maurice (IFM). Normal : on entend dire que le bluesman mauricien Eric Triton et sa bande se seraient imprégnés de leur séjour berlinois pour créer ce deuxième opus.

Ce soir, je m’attends donc à un mélange de blues et de séga, épicé à l’électro. Comme un bretzel au cari de crevette. Ça me met forcément l’eau à la bouche.

Le concert commence avec une reprise de Kot linn ale qui figurait sur l’album Nation d’Eric Triton en 2004. Ça a plutôt un air de sagaï. Donc, rien qui pourrait évoquer l’underground berlinois. Ce nouveau rythme est si captivant que j’en oublie la naïveté des paroles.

Tritonik en concert à l'IFM le vendredi 8 juillet 2016 © S.H
Tritonik en concert dans un IFM plein à craquer le vendredi 8 juillet 2016 © S.H
Morisien, le deuxième titre interprété est superbement bien arrangé. Entre deux couplets, Triton joue le début des notes de l’hymne national mauricien. C’est aussi inattendu que puissant. Comme toujours, les paroles sont sommaires, mais touchantes.

À part une fois au bar Laribluz de Curepipe, j’ai toujours vu Triton en solo. Ce soir, il mène parfaitement sa bande de musiciens. Derrière lui, le « trompettiste tchèque » Vit Polak dompte un trombone à pistons. Je me dis qu’il faut vraiment être un bohémien pour bricoler un instrument pareil. Mais Google m’apprendra plus tard que ce n’est pas une excentricité. Quand il ne joue pas de son engin, Polak mime avec approximation les paroles des chansons. J’adorerais entendre un Tchèque faire du yaourt en créole. À côté de lui, Samuel Laval suit scolairement ses partitions – j’aurais souhaité plus de groove dans son jeu, mais la précision l’emporte. L’indétrônable Philippe Thomas assure discrètement. La section de cuivres est impeccable.

L’excellent percussionniste Norbert Planel que j’avais découvert au sein du groupe Sept est minutieusement sonorisé. On entend les moindres détails de tous les petits instruments qu’il agite. Ses amis Kurwin Castel assis sur son doumdoum, Samuel Dubois à la ravane et Jeff Armand au djembé donnent un souffle envoûtant aux tempos. Harmoniques et rythmiques résonnent à merveille.

Suivent Non ladrog et L’art vaincra que j’avais déjà entendues en concert il y a plus de 10 ans. Ce soir, ils sont plus chiadés. Ena tou lede, une mise en musique de la phrase « y’a des cons partout », est le titre qui sonne le plus Triton du temps de Nation.

Quand Tritonik interprète Lafami, on est vraiment loin des influences berlinoises. Ça sonne Yuri Buenaventura et je décroche. Mon compagnon de concert sort enfin la tête de son assiette de frites et me dit « c’est bon ça ». Je lui jette un regard interrogateur avant de me rappeler que c’est un danseur de salsa.

Au moment où le groupe décide de nous dire au revoir, le public de l’IFM demande Blues dan mwa. Eric Triton décline l’invitation car il la chante habituellement seul. Il annonce « anou pass enn lot mesaz plito » avant de jouer Aret asize bwar (qui ne figure sur aucun album) avec tout son groupe.

À l'intérieur de Berlinfluence © S.H
À l’intérieur de Berlinfluence © S.H
C’est ça Berlinfluence : des paroles sans grande poésie, mais qui vont droit au but pour faire réfléchir. On reconnaît la patte de Triton, mais oubliez aussi les accents asiatiques de Project One. Ne cherchez pas non plus des références à la capitale allemande. C’est plus un état d’esprit qu’une réelle influence musicale. On retrouve cette touche dans la pochette de l’album, très bien conçue avec des textes qui racontent le projet et de belles photos des sessions d’enregistrement. Achetez-le.