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Katmandou : pédaler dans le dal bhat

« Bicyle or die » annonce la sonnette de mon vélo. Je l’ai trouvée dans un magasin danois au Japon. Rien de plus normal. Mais la citation mériterait une recontextualisation pour les cyclistes de Katmandou.

"Bicycle or die" sur Pulchowk, Patan © S.H
« Bicycle or die » sur Pulchowk © S.H

Imaginez les pires clichés sur la circulation chaotique d’Asie. Les klaxons qui retentissent sans raison, les véhicules qui avancent de tous les côtés, les embouteillages monstrueux et la pollution. C’est ça, vous êtes à Katmandou. Après 16 mois au Népal, il m’est encore difficile de décrire ou de comprendre sa route. Il est intéressant de voir que, même s’ils sont les plus exposés aux accidents, les cyclistes (j’en fait partie) s’en sortent assez bien dans la cacophonie katmandaise.

Ici le roi est l’Atlas, le vélo indien « Superstrong ». À l’île Maurice, on l’appelle « bisiklet zadinié » parce que, s’ils n’ont pas une moto, tous les jardiniers de l’île utilisent ce vélo avec son guidon si reconnaissable. Donc le vélo du jardinier mauricien est, en fait, le vélo du Népalais lambda.

Avant l’arrivée massive des véhicules au Népal dans les années 1990, la bicyclette y a longtemps été associée à un statut social élevé. Mais aujourd’hui lié à la subsistance, le deux-roues non-motorisés n’a plus le même prestige. Il reste néanmoins un moyen de transport très utilisé pour différentes tâches, parfois les plus inattendues.

Dans certains endroits reculés du Népal, le vélo sert d’ambulance. Depuis qu’il est abordable à quasiment tous les porte-monnaies, on a remarqué une augmentation du nombre de filles dans les écoles rurales. Il participe aussi à l’indépendance économique des femmes du Terraï qui, grâce à leur vélo, peuvent accepter des emplois plus éloignés de leur domicile.

Malgré le nombre affolant de véhicules motorisés à Katmandou, le vélo y est aussi utilisé pour diverses courses. Mais, contrairement aux milieux ruraux du Népal, on voit très peu de dames cyclistes dans la capitale.

Environ 1000 bicyclettes partent quotidiennement du marché de Kalimati pour livrer fruits et légumes aux grossistes ou pour les vendre dans la rue – 40% du stock de Kalimati est expédié sur des vélos. L’Atlas sert aussi à livrer les bombonnes d’eau potable – une activité relativement lucrative dans un pays où l’eau du robinet n’est pas potable. Et plus de la moitié des bonbonnes de gaz sont acheminées dans les foyers par des cyclistes.

Marchand ambulant de fruits à Ekantakuna © S.H
Marchand ambulant de fruits à Ekantakuna © S.H
Livreur d'eau potable à Patan Dhoka, Patan © S.H
Livreur d’eau potable à Patan Dhoka © S.H
Pause clope pour le livreur de gaz à Dhunge dhara © S.H
Pause clope pour le livreur de gaz à Dhunge dhara © S.H

Les « Superstrong » sont souvent adaptés pour transporter des charges plus importantes. Une plateforme sur deux roues est fixée sur le porte-bagage pour transporter barres de fer, sacs de riz ou matelas. Quelques soient ces cargaisons les plus improbables, les cyclistes affichent toujours une impassibilité remarquable dans la circulation étouffante de Katmandou.

Les éboueurs de certains quartiers de Katmandou sont aussi à vélo, remorquant des bacs déglingués et annonçant leur arrivée à l’aide d’un sifflet. Ces cyclistes ont adapté le système de freinage à leurs lourdes charges. Oubliez les freins à patins, une pression avec un bout de caoutchouc sur la roue avant fait mieux l’affaire. La bâche trouée qui recouvre les ordures permet à une partie de leur collecte de s’envoler dans une pitoyable chorégraphie aérienne.

Éboueur à vélo à Jhamsikhel © S.H
Éboueur à vélo à Jhamsikhel © S.H

Du livreur de fruits à l’éboueur, ces frêles cyclistes descendent toujours de leur Atlas sans dérailleur avant une ascension. Il y a parfois un gentil passant pour aider à pousser ces vélos surchargés.

L’Atlas ne permet pas de briller socialement sur la route, mais de plus en plus d’étrangers ou de Népalais aisés n’hésitent pas à enfourcher des Giant, Trek ou Commencal pour aller travailler. Et cette tendance pour le VTT utilitaire est assez logique. Face aux pénuries régulières de carburant et au système de transport en commun inefficace, la bicyclette est une alternative fiable et rapide pour sillonner les routes embouteillées de Katmandou. Peut-être que l’aspect écologique persuade aussi ? Le gros avantage du vélo c’est qu’il est le seul véhicule autorisé pendant les bandhs, ces grèves générales forcées.

Malgré le nombre grandissant de cyclistes dans Katmandou, la ville n’a pas l’air de s’adapter au vélo. Pourtant, en 2005 le gouvernement a annoncé la construction d’une piste cyclable de 44 km, après avoir signé la « Velo Mondial Charter and Action Plan for Bicycle-Friendly Communities ». Cette charte fournissait un ensemble de directives pour promouvoir la bicyclette comme une alternative efficace et respectueuse de l’environnement. Mais le projet n’a pas abouti.

En réaction à cette inertie, des cyclistes se regroupent pour faire pression sur les autorités. Kathmandu Cycle City 2020 (KCC), par exemple, a été créée en 2009 dans le but de promouvoir une culture des transports non-motorisés à Katmandou. Cette association, formée à la Kathmandu University, fait du lobbying auprès du gouvernement pour que la capitale devienne une ville cyclabe d’ici 2020.

Comme dans d’autres villes du monde, « Critical Mass » est le rendez-vous que donne KCC chaque dernier vendredi du mois. Entre 50 et 300 personnes sur différents moyens de transports non-motorisés (vélos, trottinettes, rollers, skate-boards) y participent. « Le but de notre premier rassemblement était de montrer aux autorités, qui pensaient que le vélo ne concernait qu’une partie négligeable de la population, qu’il y avait un nombre conséquent de cyclistes dans la capitale », m’expliquait Sailendra Dongol, membre actif de KCC.

Les Critical Mass ayant pris de l’importance, les départements du transport et des routes sont plus attentifs aux demandes de KCC et consultent l’association lorsqu’il y a des projets de constructions de routes dans la ville. Les membres KCC animent des ateliers dans le but de sensibiliser les politiciens aux problématiques des cyclistes. « Nous sommes reçus poliment et on constate qu’il y a d’énormes lacunes en termes de politique des transports », regrette Sailendra.

Départ d'un Critical Mass sur Kanti Path à Katmandou © KCC
Départ d’un Critical Mass sur Kanti Path à Katmandou © KCC

Le 31 octobre 2011, le biologiste Pralad Yonzon a été heurté par un camion à Balkhu, sur la Ring Road, alors qu’il pédalait de son bureau à son domicile. Il est mort deux semaines après l’accident. C’est tristement ironique parce que Yonzon était un cycliste passionné, qui militait pour que Katmandou devienne une ville cyclable. Son décès avait attiré l’attention sur les aménagements sécuritaires nécessaires pour les cyclistes.

Peu de choses ont changé depuis. Le gouvernement a fait construire deux pistes cyclables : une entre Tinkune et Maitighar (2,5km) et l’autre entre Kalimati et Balkhu (1,3km). Ça fait 3,8 sur les 44km prévus. Le plus ridicule est que ces pistes ne sont pas facilement accessibles, loin de là. Il faut descendre de son vélo, le porter sur quelques mètres pour atteindre la piste de Maitighar. « C’est l’interconnexion entre les pistes qui est un gros problème de sécurité routière », ajoute Sailendra Dongol.

Malgré tout, avec ses amis du KCC, il ne désespère pas. Ils reçoivent des soutiens ponctuels de personnalités qui peuvent faire le poids dans certaines décisions politiques. Leela Mani Paudyal, le Chief secretary écolo du gouvernement qui ose mettre les mains dans la rivière Bagmati dégueulasse est l’un d’entre eux. Il est lui-même cycliste et participe régulièrement au Critical Mass.

Ni militant écologique, ni passionné, pour moi le vélo reste le moyen de transport le moins cher et nettement plus efficace dans les embouteillages. Mais je n’irai pas jusqu’à dire, comme Sailendra Dongol : « je me sens bien quand je pédale à Katmandou ».

La poussière pique les yeux. Les klaxons intempestifs agressent. La conduite intuitive des automobilistes et des motocyclistes est anxiogène. Les piétons qui ne regardent pas avant de traverser sont exaspérants. Le mauvais état des routes demande une concentration permanente. Les jours de mousson, on a droit à une pélothérapie gratuite. Et malgré mon super masque qui bloque les particules fines, je sens l’effet de la pollution de l’air – dans l’Environmental Performance Index 2014 sur la qualité de l’air, le Népal est classé 177e sur 178 pays (l’île Maurice est première).

Pochoir d'un vélo avec des ailes de papillon à Kupondole © S.H
Pochoir à Kupondole © S.H

Pour toutes ces raisons, je doute que l’utilisation du vélo à Katmandou procure tous les bienfaits qui y sont habituellement associés. Au contraire, je me pose des questions sur son impact sur la santé physique, mais surtout mentale. Et je ne suis pas le seul. D’ailleurs, ceux qui voient la sonnette de mon vélo me demandent s’il ne faudrait pas y apporter une adaptation katmandaise : remplacer « or » par « and ».

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*  Le dal bhat étant le plat typique du Népal.

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Auteur·e

fanuet

Commentaires

Kervella Belin Yane
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Alors qu'il pleut "un tas"sur la Réunion et que les cyclistes se font rares je découvre avec une certaine émotion ton article très pointu sur la petite reine népalaise! Je connais bien l'Atlas , destrier de choc conduit avec bonheur par mon cavalier attitré, Marcus... J'en ai poussé des cris dans cette circulation tentaculaire aux parfums de pétrole. Bravo pour avoir mis en scène ces vélos et avoir apporté un éclairage sur l'implication du KKC dans sa volonté de faire bouger les choses. Le pochoir est d'enfer! Reste vigilant.

Marc
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Article riche de contenu sur le vélo au Népal.
Le cyclisme à Katmandou fait partie des sports extrêmes, pour moi. C'est aussi excitant de pédaler dans la capitale népalaise que de faire du ski hors-piste avec un haut risque d'avalanche ou de conduire une F1 sous la pluie. Bref, c'est réservé aux
accros à l'adrénaline ou aux fêlés comme
moi.
Quant à pollution, on en respire autant,
voire plus, en voiture parce qu'on y est
plus bas et qu'on n'y porte pas de masque.