Stéphane Huët

God save my Euro

Quand deux amis mauriciens sont au stade Anjalay pour voir le Club M affronter le Ghana en match de qualifications pour la CAN 2017, ils parlent de la Premier League. Quand ces deux Mauriciens sont fans de Manchester United, ils parlent précisément de José Mourinho.

Maurice en rouge, Ghana en blanc : le 5 juin 2016 au Stade Anjalay © S.H
Maurice en rouge, Ghana en blanc : le 5 juin 2016 au Stade Anjalay © S.H

Pendant le match, ils parlent des joueurs mauriciens en lisant les numéros sur leurs dos car ils ignorent leurs noms. Ils connaissent seulement Kevin Bru parce qu’il joue à Ipswich. Les deux fans de Manchester United trouvent logique que le Club M se prenne un but à la 71e minute même si le gardien, Kevin Jean-Louis, était jusqu’alors très bon. Un but d’André Ayew, le joueur de Swansea. C’est super de voir un but d’un joueur de Premier League devant soi quand même.

Du coup on reparle du championnat anglais et on évoque le salaire mirobolant que devrait toucher Ibrahimovich s’il vient à Manchester United. Alors l’un d’eux – appelons-le Raymond – se révolte et trouve ça « indécent ». Son compagnon de match le calme en lui rappelant que ce n’est pas son argent. « Oui, mais quand même », proteste mollement le gauchiste en bois.

Depuis des mois, Raymond a d’ailleurs pris ses distances avec le foot. Il a regardé la Coupe du Monde 2014 même s’il a entendu dire que des familles ont été déplacées pour construire des stades de foot. C’est ce que lui avait dit un de ses amis qui avait boycotté ce Mondial 2014…pendant les trois premiers jours seulement.

Et puis, Raymond a appris que des dizaines de Bangladais, Indiens et Népalais mouraient sur les chantiers des stades de foot pour la Coupe du Monde 2022 au Qatar. Horreur. Alors, c’est clair : il ne peut cautionner cette institution qui, en plus, est corrompue. Ah, quels bandits ces Blatter et Platini ! Déjà qu’il n’aimait pas le stéréotype qui veut que le fan de foot est forcément un gros lourdaud misogyne pour qui match résonne avec bière et pizza. D’ailleurs, il ne consomme aucun des deux depuis qu’il est suit la mode du régime sans gluten. Même si So Foot (le meilleur média du monde) lui a donné la confirmation qu’on peut aimer le foot et être cultivé, il préfère ne pas prendre le risque d’être étiqueté footeux de base.

euro 2016 logo

Résultat : Raymond n’éprouve aucune excitation pour l’Euro 2016. Il préfère attendre le prochain match de son équipe nationale composée de joueurs non-professionnels et pauvres. En plus, se souvenant du premier Euro qu’il a regardé il y a 20 ans, il regrette l’absence de démons comme Paul Gascoigne (la violence conjugale en moins), à l’Euro 2016.

De toute façon il n’a pas de télé. Il sait qu’il y a de mégas promotions dans les magasins d’électroménagers à l’occasion de l’Euro. Mais Raymond ne va tout de même pas participer à ce grand bazar capitaliste. Non, il prétexte une occasion pour pouvoir dîner et dormir chez ses parents. Puisqu’il y est, il peut regarder le match d’ouverture d’un œil distrait, en étant plus attentif aux tweets de @philousports. Il est tout de même fier de voir son compatriote, Salim Baungally analyser le match à la mi-temps. Il va dormir à la 71e minute parce qu’en réalité il s’en fout du score de France-Roumanie.

Comme il s’en fout de savoir ce que vaut Gareth Bale sans CR7 et Benzema. Il se moque de l’Albanie n’aurait pas été qualifiée si l’Euro n’avait accepté que 16 équipes. Tout de même, puisqu’il est cultivé et qu’il veut le faire savoir, il s’interroge sur le poids géopolitique du match Angleterre-Russie de ce samedi 11 juin. Est-ce que 22 joueurs qui s’époumonent sur une pelouse peuvent résoudre le cas Litvinenko ? C’est son petit côté Ian Fleming. Tiens ! Rien que pour ça, ce match mérite une attention particulière ce soir.

Alors Raymond va faire une bonne grosse boule avec son éthique bien-pensante et va bien fort frapper dedans pour qu’elle aille bien loin – elle atterrira peut-être à Doha. Il va faire comme quasiment tout le monde. Il va chercher un lien streaming stable comme un drogué cherche son fixe. Ou mieux, il mendiera une place devant un écran plasma en proposant des biscuits sans gluten en échange.


Mama Jaz : quand le jazz est là, le séga s’emballe

La première édition de Mama Jaz s’est tenue à l’île Maurice du 25 avril au 1er mai 2016. Ce festival de jazz a été une bouffée d’air frais.

C’était une programmation appétissante. Mama Jaz annonçait des musiciens mauriciens que je n’avais encore jamais vu en concert – à deux exceptions. Motivé par les futures découvertes, ce festival de jazz m’a permis de retrouver les soirées musicales surprenantes, comme je les aime.

Visuel du festival Mama Jaz 2016
Visuel du festival Mama Jaz 2016 (source)

On m’avait parlé de Belingo Faro comme un musicien qui fait du jazz expérimental. Mama Jaz était l’occasion de découvrir, enfin, ce pianiste. Ce mardi 26 avril, en entrant au Conservatoire François Mitterrand à Quatre-Bornes, les restes de fumigène qui flottent dans la salle ressemble à mes fantasmes des bars de Saint-Germain-des-Prés des années 50. Sauf que la majorité des fauteuils sont inoccupés.

Ce soir, Belingo Faro n’a rien d’expérimental. C’est un jazz très classique avec des accents créoles qui fait parfois penser à Claude Nougaro. Il alterne entre standards et compositions. Il est accompagné de « deux jeunes musiciens » : Ashley Spéville à la basse et Fabrice Ramalingum à la batterie. Ce n’est pas ce que j’attendais, ce n’est pas ce que je préfère dans le jazz, mais c’est un très beau concert, plein d’émotions. Et je suis particulièrement captivé par Ashley Spéville dont la gestuelle sur scène ressemble aux sons qui sortent de sa basse.

Trois jours plus tard, je suis de retour au Conservatoire pour découvrir Neshen Teeroovengadum dont je n’avais jamais entendu parler. Même ambiance saint-germaine dans la salle qui est légèrement plus remplie que mardi. Ça commence avec un morceau plan-plan. Je ne sais pas si je vais tenir 1h30 à ce rythme. Et puis Teeroovengadum commence le deuxième morceau avec un riff séga qui a des sonorités mandingues. C’est surprenant, ça me prend aux tripes.

Il enchaîne et se déchaîne avec Ping-Pong. « J’ai choisi ce titre parce que cette musique va dans tous les sens », prévient Neshen Teeroovengadum en mimant des coups de raquette. Jason Lily monte alors sur scène pour se mettre aux percussions. Effectivement, c’est une musique qui va dans tous les genres, mais sans jamais être décousue. C’est la première fois que je vois un bassiste utiliser une pédale wawa. L’effet est impeccable sauf au moment de son solo. Steven Berton en abuse, ce qui masque la qualité de son jeu. Jusqu’ici, le claviériste Jocelyn Armandine suivait religieusement ses partitions. Mais pour son solo endiablé, il se lâche et révèle enfin son instrument.

Un autre morceau a un fond rythmique qui rappelle We will rock you. Mais ça n’a rien à voir avec Queen. Neshen Teeroovengadum explique qu’il s’est inspiré du Kollatam, une musique du Tamil Nadu en Inde. Il en profite pour dénoncer avec une pointe d’humour le fait que Susheela Raman avait été priée d’enlever Paal et Ennapane de son concert à l’île Maurice en 2012 car ces deux chansons sont habituellement reprises lors de processions religieuses. Ironie : Immedia, l’organisateur du concert de Susheela Raman qui avait censuré la chanteuse anglaise est aussi à l’initiative de Mama Jaz. Mais le guitariste termine son explication avec optimisme : « nous avons une culture riche qui ne demande qu’à être exploitée ».

29 avril 2016 - Neshen Teeroovengadum Kintet au Conservatoire François Mitterrand lors du festival Mama Jaz
29 avril 2016 – Neshen Teeroovengadum Kintet au Conservatoire François Mitterrand lors du festival Mama Jaz © S.H

Je sors du concert de Neshen Teeroovengadum stimulé et très content à l’idée d’aller partager ma découverte. Mais cet immense guitariste est déjà connu de mes amis mélomanes. Tout comme l’excellent batteur Christophe Bertin, le bassiste Steven Bernon et Jason Lily, un habitué des bars branchés de l’île. C’est ça d’avoir vécu hors du pays pendant 11 ans.

J’ai beaucoup d’attentes pour le concert de Jerry Léonide le samedi soir. Je ne le connaissais pas avant l’organisation de Mama Jaz – il en est d’ailleurs l’un des initiateurs. Je sais seulement que c’est « un pianiste Mauricien qui vit à Paris ». Pour nous Mauriciens, vivre à l’étranger est souvent un gage de qualité. Mais je me méfie de ce genre de fausses évidences.

Ce soir, Christophe Bertin est encore là, le célèbre Philippe Thomas est à la trompette et Kersley Pytambar à la contrebasse. Tout en se dirigeant vers le jazz, la musique de Jerry Léonide navigue entre le classique et le séga, en faisant parfois des détours dans le bebop. Il ne fait pas que vivre à Paris, il est très fort. Pour moi, c’est l’illustration parfaite du genre « jazz mauricien ». Rien que les titres montrent que son île est une source d’inspiration. Déjà le titre de l’album, The Key, la devise de l’île Maurice étant « l’étoile et la clé de l’océan Indien ». Ensuite les morceaux : Gris-Gris, Black River Road (la rue où il a grandi à Pointe-aux-Sables), Paul et Virignie ou South East Wind. Celle qui me touche le plus est Chagos, un hommage aux déportés chagossiens. Avant de la jouer, il évoque rapidement les tergiversations entre Obama et Cameron en précisant que ce n’est pas la politique qui le préoccupe, mais la souffrance des gens. Les différents thèmes de ce morceau pourraient bien illustrer ce drame : d’abord le calme, l’angoisse, la mélancolie pour terminer avec plus d’énergie.

Les configurations de la salle et de la scène font que je suis derrière le pianiste. J’adore voir ses doigts qui s’agitent sur le piano – on dirait qu’il fait n’importe quoi, mais ce qui en sort est ultra précis – et entendre ses chaussures qui claquent sur le scène quand il bat la mesure. Après le concert, j’ai l’occasion de parler à Jerry Léonide qui m’informe que les marchands de CD pirates à Port-Louis n’ont pas encore son album. Je le commanderai sur Internet.

La soirée continue à La Maison de l’étoile, Eurêka à Moka pour célébrer en beauté la Journée internationale du jazz où on alterne entre musique live et dj set d’Electrocaïne. Quand j’arrive, c’est le saxophoniste Samuel Laval et son quintet qui animent avec brio. Je vois enfin le talent de celui qui est considéré comme le fils spirituel de feu Ernest Wiehe, le plus bel ambassadeur du jazz à l’île Maurice. Les musiciens jouent en rond au milieu de l’immense salon de la maison coloniale, entourés des spectateurs. Sakti P et Maxï passent ensuite derrière les platines pour un set teinté de jazz et c’est fabuleux. Comme me fait remarquer un ami, ils font des choix audacieux (c’est la première fois que j’entends Mulutu Astatke dans une soirée) et le public en redemande. La petite heure électronique passée, le salon est à nouveau enflammé par le Philippe Thomas Syndicate. Avec eux Lion Klash vient improviser quelques phrases, la Sud-africaine Siya Makuzeni (qui sera en concert à l’Institut français de Maurice la semaine suivante) passe par-là et fait un peu de scat. C’est tellement bon d’être là ce soir.

30 avril 2016 - Le Philippe Thomas Syndicate à Eurêka pour Mama Jaz © S.H
30 avril 2016 – Siya Makuzeni se joint au Philippe Thomas Syndicate à Eurêka pour Mama Jaz © S.H

Gavin Poonoosamy, coordinateur de l’événement, expliquait que Mama Jaz a été créé par des « fous furieux » pour offrir une plateforme aux musiciens jazz de l’île Maurice, sans ambition mercantile. Cette envie sincère de partager la musique a été palpable. En plus des concerts, de jeunes musiciens mauriciens ont aussi pu échanger pendant des ateliers. Avec leur folie, ils ont proposé un festival de qualité (mention spéciale pour Frédéric François qui gérait impeccablement la sonorisation du Conservatoire François Mitterrand) qui fait honneur à la bonne musique et au public.

Je serai content de pouvoir dire que j’ai assisté à la première édition de Mama Jaz. Le rendez-vous est déjà pris pour l’année prochaine. Je verrai même des petits frères de cet événement dans quelques années : à quand Mama Rok ou Mama Klasik ?


Rumeurs et tremblements

Aujourd’hui, 25 avril 2016, est le triste premier anniversaire du séisme de Gorkha, au Népal – c’était hier, 12 baisakh 2073, si on se réfère aux dates népalaises. Je me suis rappelé des rumeurs drôles et irritantes propagées durant les jours sans réponse d’avril et mai 2015.

Quelle est la différence entre un géologue et un astrologue ? Le géologue donne une hypothèse sur le lieu et la force d’un séisme dans une fourchette de 80 ans ; l’astrologue prédit précisément la date et le lieu d’un séisme. Mais à la fin, les deux se trompent.

Jamal, Katmandou : un tag pour se rappeler du séisme du 25 avril 2015 © S.H
Jamal, Katmandou : un tag pour se rappeler du séisme du 25 avril 2015 © S.H

Une série de séismes est venue à point nommé ce mois-ci rappeler que nous approchions du premier anniversaire du séisme de Gorkha : le Japon, les îles Tonga, l’Équateur et celui d’Afghanistan qui s’est fait sentir jusqu’en Inde – aux portes du Népal. Il n’en fallait pas plus pour que les quelques Népalais figurant dans mes contacts Facebook ressortent un article de janvier 2016 qui prévenait que la zone himalayenne « pourrait » être touchée par un séisme de magnitude 8.2. J’ai eu du mal à accorder du crédit à cet article.

Quelques semaines après le séisme du 25 avril 2015, Roger Bilham, Professeur en géologie à l’université du Colorado, donnait une conférence privée à l’école Rato Bangala de Patan. Il a raconté que lui et ses collègues savaient qu’un séisme important allait toucher la zone himalayenne autour de l’année 2015. Leurs calculs indiquaient que l’épicentre du « prochain gros séisme » serait dans l’ouest du Népal. « Et bien on s’est plantés ! » s’était exclamé Roger Bilham avec un certain entrain.

Comme quoi, même les experts qui bossent avec passion sur le sujet (Pr Bilham nous a dit avec un enthousiasme sincère qu’on avait « de la chance d’avoir vécu ce séisme ») ne peuvent prévoir le lieu et l’intensité d’un séisme – ils émettent uniquement des hypothèses.

Avant de commencer sa conférence, Pr Bilham avait expliqué que celle-ci devait être ouverte au public, mais que les organisateurs avaient préféré l’annuler « pour ne pas créer de psychose ». J’aurais pensé que la psychose naît lorsqu’il y a un manque d’information. Évidemment, chaque catastrophe est accompagnée de son lot de rumeurs. Mais il m’a semblé que les rumeurs répandues après le séisme du 25 avril 2015 résultaient d’un besoin de trouver des explications face à l’inexpliqué.

Pr Roger Bilham lors d'une conférence à l'école Rato Bangala le mercredi 20 mai © Himal Southasian
Pr Roger Bilham lors d’une conférence à l’école Rato Bangala le mercredi 20 mai © Himal Southasian

Ces rumeurs m’ont souvent fait rire, elles m’ont parfois irrité. J’ai moi-même cru à la première prédiction du dimanche 26 avril, quand une collègue m’a dit qu’une plus grosse secousse était prévue pour 13h. Ces annonces étaient fréquentes et usantes pour ceux qui y croyaient.

Après les prédictions sont venues les rumeurs sur les causes du séisme. Bien que liées à un événement tragique, certaines étaient mignonnes par leur naïveté. Une rumeur disait par exemple que la terre avait tremblé parce qu’un gros poisson, bloqué sous la croûte terrestre, avait bougé sa queue. Une autre, plus mystique, voulait que le séisme ait été causé parce qu’on avait tué un serpent à tête d’homme.

On a ensuite eu plusieurs histoires sur les conséquences du séisme : le tigre du zoo de Katmandou s’était enfui ; le gouvernement allait émettre un passeport spécial pour que les victimes soient déplacées dans des pays plus sûrs, ou encore cette rue dans le Gorkha, qui s’était ouverte comme une bouche pour avaler un arrêt de bus et tous les gens qui y attendaient puis s’était évidemment refermée sans laisser de fissure. La plus folle de toutes ces histoires, est celle qui annonçait que la lune avait fait une rotation de 180° suite au séisme. On avait tous entendu parler de ces histoires, mais chacun avait sa variante.

Il suffisait d’un simple « j’ai entendu dire que » pour qu’une histoire crédible, mais non sourcée, devienne un fait. On a cru que les Japonais allaient financer la restauration de tous les monuments endommagés par le séisme ; alors que l’ambassade du Japon à Katmandou ne confirmait pas cette information, l’UNESCO expliquait de son côté qu’il s’agissait d’un citoyen japonais qui avait émis le souhait d’aider à la reconstruction des sites patrimoniaux. La vérité est qu’un an après le séisme, il reste encore énormément de choses à faire pour le patrimoine, comme pour les victimes et les déplacés. Malgré la bonne volonté d’organisation privée comme le Kathmandu Valley Preservation Trust (KVPT), les autorités népalaises gèrent très mal ce dossier, ainsi que beaucoup d’autres dossiers qui concernent l’après-séisme.

Quand elles n’étaient pas « la prédiction d’un astrologue », beaucoup de rumeurs étaient suivis de la mention « c’est une info des Américains », dans ce cas tout le monde y croyait. Je me souviens d’une conversation où on parlait des données sérieuses du National Seismological Centre, une personne s’était énervée « mais c’est des conneries ! Qu’est-ce qu’ils en savent ? » Il n’y a plus de bon sens quand on a peur.

L’estampille « info des Etats-Unis » a provoqué une autre rumeur : les fausses prédictions étaient diffusées par les Américains. Une diplomate me l’avait dit très sérieusement avant de pouffer : « ils sont cons ces Américains ». Ils ont bon dos. Je m’étais risqué à faire savoir que les médias indiens avaient diffusé pas mal d’informations erronées. « Mais quel est l’intérêt des médias indiens de faire ça ? » m’avait demandé la diplomate en fronçant les sourcils. « Le sensationnel = audimat. Mais au fait, quel serait l’intérêt des Américains à lancer des rumeurs ? »

Le traitement sensationnaliste par les médias indiens a d’ailleurs vite agacé les Népalais. Ils avaient manifesté leur colère avec #GoHomeIndianMedia hashtagué sur les réseaux sociaux et tagué dans les rues.

#GoHomeIndianMedia peint sur le pont près de l'Ashok Stupa de Pulchowk
#GoHomeIndianMedia peint sur le pont près de l’Ashok Stupa de Pulchowk © S.H

Les médias indiens ne sont pas les seuls concernés par ce type de pratique. Une journaliste mauricienne m’avait appelé pour connaître la situation suite au tremblement de terre. Elle m’avait demandé « racontez-nous, c’est le chaos ? ». Je ne pouvais décrire que ce que je voyais à Katmandou : beaucoup de bâtiments tenaient encore et la vie avait presque repris son cours. « Ah… OK ». J’avais senti la déception dans la voix de la journaliste.

Le 29 avril, suite aux bousculades à la gare routière de Katmandou, j’ai reçu un appel d’un journaliste canadien de 98.5fm qui voulait avoir des précisions. Je lui avais dit que je n’avais pas assisté aux émeutes et que je ne savais que

ce qui se trouvait déjà sur Internet. Il voulait tellement une voix du Népal qu’il a insisté « vous pouvez pas, quand même, dire quelques mots là-dessus s’il vous plaît ? »

Des journalistes népalais ont commenté avec aigreur le traitement du séisme par certains médias étrangers – je suis convaincu qu’il ne faut pas tous les mettre dans le même panier. Les mêmes critiques surgissent aujourd’hui alors que la presse internationale revient au Népal pour faire leurs sujets « un an plus tard ». Elles soulignent par ailleurs que le blocage à la frontière indienne qui avait débuté fin septembre et qui a été tout aussi éprouvant pour le Népal n’avait pas eu une couverture appropriée, vue l’ampleur de la situation.

Finalement, je ne suis pas mieux qu’eux. Je réapparais au même bon moment avec ce titre trouvé depuis des mois (merci Amélie Nothomb) en espérant avoir des clics et des likes.


Népal, 57 ans d’avance

Mercredi dernier c’était le nouvel an népalais. Voilà un beau prétexte pour ressortir mes souvenirs de ce pays surprenant (et revenir à Mondoblog). Vous venez avec moi ?

Aujourd’hui, ce n’est pas le 20 avril. C’est le 8 baisakh 2073, le huitième jour de Bikram Sambat, le calendrier officiellement utilisé au Népal.

Le dernier mois de 2072 sur le calendrier Bikram Sambat chevauche les mois de mars et d'avril © S.H
Le dernier mois de 2072 sur le calendrier Bikram Sambat chevauchait les mois de mars et d’avril 2016 © S.H

Je m’étais rendu compte de ce décalage calendaire quelques jours avant de prendre l’avion pour Katmandou. On était en septembre 2013 et le Népal affichait déjà l’an 2071. J’avais sérieusement réfléchi là-dessus. Quand même, 57 ans !

En atterrissant au Tribhuvan International Airport, j’ai constaté que les agents d’immigration n’étaient pas des robots. En sortant, j’ai été rassuré de voir que les voitures ne volaient pas.

Pendant mes premières semaines à Katmandou, j’ai essayé d’observer comment se manifestait cet écart de 57 ans sur le calendrier géorgien. J’imagine que certains rient devant leur écran, pensant qu’il serait plus juste de dire que le Népal a 57 ans de retard. Ils auraient raison sur certains points.

Jamais un Népalais n’a pu m’expliquer pourquoi leur calendrier a commencé en 57 av JC – une recherche sur Internet permet de trouver des explications. C’est typiquement le genre de situations où j’ai senti le décalage du Népal. J’ai toujours été intrigué par le fait que les Népalais peuvent affirmer des choses sans en connaître l’origine. Il est vrai que dans certains pays occidentaux – et à l’île Maurice – aussi on hurle des vérités moisies sans se poser de questions. Mais c’est plus frappant au Népal. Certaines traditions entretenues ont des conséquences plus importantes, si l’on pense aux discriminations de genre.

Chhaupadi par exemple, est une coutume de l’ouest du Népal où les filles sont confinées dans de minuscules cabanes pendant leurs menstruations. Même des familles aisées de Katmandou la pratiquent en 2016, bien que l’isolement ne soit pas tout à fait le même : certaines filles n’ont pas le droit d’entrer dans la cuisine ou de toucher la nourriture pendant les règles. « Elever une fille, c’est comme arroser le jardin de son voisin », dit un proverbe népalais.

Sinon oui, on s’éclaire encore à la lampe à pétrole dans certains villages et même dans certaines maisons de Katmandou. Les taxis sont des Suzuki Maruti qui datent des années 90s. Quand on regarde les fils électriques emmêlés aux poteaux sur la route, on se dit qu’il y a du boulot. Et les scènes d’amour au cinéma sont censurées – un petit côté pudibond victorien.

Malgré tout, j’ai souvent pensé que le Népal avait quelques coups d’avance sur l’occident.

À la publication de mon deuxième billet de blog au Népal, mon ami Serge me demandait avec humour si on avait Internet au Népal. En réalité, le Népal est plutôt bien connecté quand on sait que c’est l’un des pays le plus pauvre d’Asie (il se dispute le haut du classement avec le Laos et le Timor-Oriental).

Il a fallu seulement deux jours pour être connecté à Internet dans une maison qui n’avait pas de ligne téléphonique. Alors qu’en France, j’ai déjà eu à attendre un mois pour être connecté. Je dois reconnaître que cette rapidité est probablement due aux méthodes népalaises moins propres qu’en Europe : le technicien est arrivé à vélo avec une échelle, une bobine de câble, une pince et le modem ; il est monté à un poteau dans la rue, y a connecté un fil qu’il a tiré jusqu’à notre maison (avec bien deux mètres de fil en trop). À peine le technicien était parti que je pouvais déjà poster mes selfies sur Facebook.

Je me souviens qu’un vendeur de SFR Réunion m’avait ri au nez quand je lui avais demandé si on pouvait avoir un accès 3G avec un compte prépayé. Au Népal c’est possible (comme à l’île Maurice et Madagascar). J’avoue que ce n’est pas toujours stable (comme la connexion filaire), ça ne marche pas dans tous les villages et ne ce n’est pas donné, mais c’est une option. En plus, tous les restaurants de Katmandou ont un accès wifi, même dans les gargotes à momos. Cette ville serait le paradis des Mondoblogueurs.

Connexion wifi à Nice Momo, un resto crasseux de Katmandou Ⓒ S.H
Connexion wifi à Nice Momo, un resto crasseux de Katmandou Ⓒ S.H

Ça a été encore plus étonnant quand j’ai constaté qu’il est très rare de trouver des bars avec un accès wifi au Japon. On pourrait penser que c’est parce que tout le monde a la 3G sur son téléphone, mais c’est quasiment impossible pour un touriste d’acheter une SIM au Japon.

En plus d’être relativement accessible, la télécommunication pallie les lacunes des autorités. Il y a des applications népalaises pour à peu près tout. Comme Load Shedding, qui donne les programmes de coupures d’électricité, avec une fonction qui permet d’allumer la lampe du téléphone directement sur l’interface. Les applications et réseaux sociaux ont été particulièrement utiles dans les jours qui ont suivi le séisme du 25 avril 2015 – quand on ne les utilisait pas pour propager des rumeurs rocambolesques.

Ce qui est une parfaite transition pour rappeler qu’à côté de ces avancés technologiques, l’humain garde une place importante.

Quelques semaines après mon arrivée au Népal, j’ai vu dans un journal, une photo de cinq cyclistes qui roulaient l’un derrière l’autre en transportant un long tuyau qui allait alimenter leur village. J’ai alors compris que la notion de « communauté » a vraiment un sens pour les Népalais. Cette impression a été confirmée durant les semaines qui ont suivi le séisme car, même si c’était la cacophonie, j’ai surtout retenu l’entraide. Quelques étrangers qui résident au Népal depuis (trop ?) longtemps disent que « les Népalais se détestent ». Mais ce n’est pas le Népal que j’ai connu. Peut-être que je ne suis pas resté assez longtemps pour le voir ?

Le Népal est bien en avance sur les pays développés car il était dans la merde bien avant que la crise de 2008 n’éclate. Et comme la population a compris depuis longtemps qu’elle n’a plus rien à attendre du gouvernement, elle s’organise. C’est de la belle débrouille.

The Economist vient de publier un article à propos d’un Italien qui aurait inventé un nouveau job : faire la queue pour les autres. Au Népal, ça existe depuis longtemps.

Il faut tout de même reconnaître les initiatives remarquables des dirigeants. En 2007, le Népal devenait le premier d’Asie du sud (il reste le seul jusqu’aujourd’hui) à avoir dépénalisé l’homosexualité. En 2015, il a reconnu le troisième sexe avec fierté – même si l’orientation sexuelle peut encore susciter des conflits dans les familles. Deux ans plus tôt, la France se déchirait presque pour les mêmes droits et le sujet est encore ultra tabou à l’île Maurice.

La presse qui a joué son rôle pour ce genre d’avancées sociales, se porte plutôt bien. Selon un rapport de l’UNESCO le Népal compte 3408 journaux, 515 stations de radio et 58 chaînes de télévision – beaucoup étant des médias communautaires. En plus d’avoir de nombreux médias, le Népal a beaucoup de lecteurs et auditeurs. J’imagine que les patrons de presse du reste du monde seraient jaloux en voyant ces chiffres.

Deux pochoirs : le poète népalais, Laxmi Prasad Devkota à côté Steve Jobs sur un mur de Kunpondole, Katmandou © S.H
Deux pochoirs : le poète népalais, Laxmi Prasad Devkota à côté de Steve Jobs sur un mur de Kunpondole, Katmandou. Au Népal, aucune loi n’interdit le street art © S.H

Ironiquement, c’est probablement parce que les médias n’ont pas entamé leur évolution numérique qu’ils se portent bien. Et cette situation est symptomatique. Avec son retard historique, j’ai l’impression que le Népal a quelque chose de la société vers laquelle certains jeunes du monde aimeraient aller : plus sincère, heureuse et calme (et pardon pour cette description stéréotypée du Népal).

Bien qu’il soit un pays pauvre, pas industrialisé, où les morales religieuses (hindoues et bouddhistes) sont présentes, le Népal est surprenant par ces quelques coups d’avance.

Son meilleur coup est le sens de la fête. Car au 1er baisakh, s’ajoutent le Nouvel An tibétain, le Nouvel An newar, le Nouvel An gurung, le Nouvel An tamang et bien sûr, le 1er janvier. Avouez que c’est quand même futuriste d’avoir tant d’occasions de réveillonner. Au fond, je soupçonne le gouvernement népalais d’utiliser le calendrier Bikram Sambat pour avoir un énième prétexte pour faire la fête.