Stéphane Huët

Donnez-moi la réplique

On croyait que c’était terminé. On commençait à se détendre. Les répliques étaient devenues plus rares et moins fortes. Ceux qui ont dormi à l’extérieur pendant deux semaines, inquiets par les fissures dans leurs maisons, étaient enfin rentrés chez eux.

Et bam ! Ça a repris ce mardi 12 mai à 12h50. Une bonne réplique de 6.8 magnitude locale, selon le centre de sismologie du Népal – 7.3 si l’on se réfère aux mesures du United States Geological Survey (USGS). Elle était puissante, mais surtout longue. Peut-être 25 secondes.

Les répliques enregistrées par le National Seismological Centre le mardi 12 mai © S.H
Les répliques enregistrées par le National Seismological Centre le mardi 12 mai jusqu’à 17h © S.H

J’étais encore avec mes chers collègues. J’étais encore assis. Mais cette fois devant mon ordinateur. Le temps que je me demande ce que je devais faire, cinq étaient sous leur bureau. Sauf une collègue et moi qui sommes restés assis. Et notre boss : il était debout, tenait une colonne au milieu de la salle et il rebondissait comme s’il était dans un bus Sajha Yatayat (ou de Rose-Hill Transport).

Ça a tangué. Les câbles électriques fixés au poteau juste en face de ma fenêtre faisaient l’élastique. On est descendus quand ça s’est arrêté – notre bureau est au deuxième étage. Tous les gens du quartier étaient dans la rue. On a levé la tête vers les vieux bâtiments pour évaluer leurs résistances – comme si on aurait pu faire un diagnostique.

On est allé dans un restaurant proche du bureau. On a pianoté frénétiquement sur nos téléphones pour savoir où était l’épicentre et connaître la puissance de cette dernière secousse. On a vu beaucoup de conneries. Un épicentre en Afghanistan, un épicentre en Chine, et la magnitude qui changeait tout le temps : 6.9, 7.1, 7.3 ou 7.4.

On a vu des photos. Des marées humaines dans les rues de Katmandou parce que des personnes étaient sorties comme l’exige la consigne de sécurité.

Plusieurs personnes se sont installées à Itumbahal après la réplique de 12h50 le 12 mai © S.H
Plusieurs personnes se sont installées à Itumbahal après la réplique de 12h50 le 12 mai © S.H

Ça a rebougé quelques minutes plus tard. Katmandou est à 2000km de l’océan Indien. J’ai fait beaucoup de balades en bateau et j’adore ça. Il a fallu que je me retrouve dans un pays enclavé pour avoir, pour la première fois de ma vie, le mal de mer – en tout cas, ça ressemblait aux symptômes que m’avaient décrit ceux qui n’ont pas le pied marin.

Je suis encore « aller voir » Katmandou. À 14h, les rues étaient désertes. Le parc Tundikhel, qui avait commencé à se vider quelques jours plus tôt, avait retrouvé ses anciens locataires. J’en ai profité pour aller poser des questions au centre de sismologie. Je voulais comprendre enfin les différences de magnitude. Bon, ce n’était pas toujours facile à suivre. Mais je sais au moins que quand une secousse est moins forte que le premier séisme, c’est une réplique.

Chez nous, l’immense miroir du salon qui avait résisté à la secousse du 25 avril s’est finalement brisé. Sept ans de malheur ? Les paniers à légumes se sont cassés la gueule. Et une bouteille de shampooing s’était fracassée dans le carré de douche. Autour, les maisons qui avaient du mal à tenir se sont effondrées un peu plus. Certains voisins étaient de retour sur le terrain en face de notre maison.

La réplique de trop © S.H
La réplique de trop © S.H

Le soir, on a accueilli quatre amis qui sont venus dormir dans notre jardin – on a préféré rester prudent. Il y a eu un agréable apéro avant d’aller sous la bâche qui allait nous protéger d’une pluie éventuelle. Ça m’a fait penser que, plus tôt dans l’après-midi, une amie qui me donnait de ses nouvelles écrivait : « je suis sous une table avec un verre de gin tonic ». Le séisme rendrait-il alcoolique ? C’est passager : seulement pour contrebalancer le tangage permanent.

Autour de cette table en plastique rose, on ne se l’est pas dit, mais ça a fait du bien de se réunir. On a parlé du séisme, bien sûr. Et on a posé la question : « mais ça va durer encore combien de temps ? » Mais on a surtout beaucoup ri.

On a encore ri à 2h07 du matin quand on a été réveillés par une secousse. Un bon 4.2 avec l’épicentre juste sous Katmandou. On bien senti et entendu celle-ci. Les voisins se sont affolés. Les corbeaux ont croassé. Les vitres ont vibré. Et toujours ce bruit sourd de la terre qui bouge.

J’ai somnolé pour être à nouveau réveillé par une autre secousse à 3h10. Malgré la magnitude plus élevée (5.9) on a eu l’impression qu’elle était moins puissante que la précédente. Probablement parce que son épicentre était à Dhading, à 41km de Katmandou. Après ça, difficile de dormir. Surtout avec les moustiques qui m’emmerdaient, même après m’être aspergé d’Odomos.

Les répliques enregistrées par le National Seismological Centre dans la nuit du 12 au 13 mai
Les répliques enregistrées par le National Seismological Centre dans la nuit du 12 au 13 mai

Après une brève disparition des pages d’accueil de sites d’information, le Népal est redevenu sur le devant de la scène – à côté du Burundi et Cuba. Mark Zuckerberg a ressorti son safety check. Les messages ont afflué et ça a fait chaud au cœur de les lire (merci).

Pour la famille et les amis au pays, ça a été la goutte d’eau. Mes parents ont été interrogés : « pourquoi vous ne dites pas à Stéphane de rentrer ? » Mais c’est vrai ça, pourquoi je ne rentre pas ? Parce que, de toute façon, il est prévu que je parte définitivement du Népal dans quelques mois. Parce que j’ai l’arrogance de croire que je ne crains rien. Parce que comme me disait un proche « c’est vraiment triste pour beaucoup de Népalais et le Népal, néanmoins quelle expérience unique à vivre, quand on survit ». Parce que je pourrai me la péter en racontant ce que j’ai vécu – d’ailleurs, ça a déjà commencé ici.

Ce matin, j’ai glissé sur un peu de shampooing qui était encore dans le carré douche. Ça m’a donné un haut-le-cœur. Plus que la réplique de la veille. Et puis j’ai ri, encore. Ça serait con de survivre à un séisme et de mourir après une glissade dans sa salle de bain, non ?


Ça ne devait pas arriver

On se souvient tous de ce qu’on faisait quand la terre du Népal a tremblé sous nos pieds le samedi 25 avril 2015. Moi, j’étais en train de couler un bronze.

C’était dans une chambre du Hattiban Resort. Perché dans les hauteurs de Satikhel, cet hôtel offre un panorama sur une partie de la vallée de Katmandou. J’étais en week-end team building.

Il y a eu un gros bruit. J’ai cru que c’était le tonnerre. Et puis tout a bougé. Le sol, comme le Star Tours de Disneyland Paris. Le meuble de la salle de bain s’est avancé vers moi. Les vitres du carré de douche ont vibré. Quand j’ai compris ce qui se passait, j’ai tout de suite pensé « ça ne va pas durer ». Mais ça a continué.

J’ai remis mon short avec difficulté. J’ai marché calmement vers la porte de la chambre. Quelques collègues étaient accroupis dans la cour de l’hôtel. L’un d’eux, les yeux grands ouverts, m’a hurlé de venir les rejoindre. Je suis resté debout pour regarder autour de moi. Deux filles étaient debout devant la porte de leur chambre, une serviette autour d’elles – une avait de la mousse de savon sur les bras. Notre patron a levé le doigt vers Katmandou : « Regardez la poussière qui monte ! » C’était les bâtiments qui s’écroulaient. En voyant la densité du brouillard rougeâtre qui s’élevait à l’est, on a eu l’impression que Bhaktapur était en train de disparaître.

Les bâtiments s'écroulent, la poussière s'élève © Bikram Rai
Les bâtiments s’écroulent, la poussière s’élève © Bikram Rai

Ça s’est calmé. J’ai commencé à réfléchir. Je suis allé prendre mon téléphone dans la chambre – cette fois j’ai couru. Il n’y avait pas de réseau, mais étonnamment, la connexion Wifi de l’hôtel fonctionnait. J’ai pu prendre et donner des nouvelles. Deux collègues ont foncé vers Katmandou à moto sans attendre.

On est vite allé chercher des images des dégâts sur Internet. La première était celle de la tour Dharahara. J’ai dû passer cent fois devant cette tour depuis que j’habite au Népal. Ce n’est que quelques heures avant le tremblement de terre que j’ai su son nom quand une collègue m’a dit « regarde, on voit Dharahara d’ici ». Les images des ruines des Durbar Squares de Katmandou et de Patan ont suivi.

Il y a eu des répliques. On entendait la terre trembler. Ceux qui n’avaient pas encore eu des nouvelles de leur famille sont rentrés à Katmandou dans la seule voiture que nous avions. Le reste a attendu à Satikhel. L’hôtel avait prévu une fourgonnette pour nous ramener mais, vu les circonstances, n’a pas voulu prendre cette responsabilité.

Après la quatrième secousse, j’ai dit « je veux boire ». J’avais dit tout haut ce que tout le monde pensait tout bas. On s’est assis dans l’herbe – là même où quelques-uns s’étaient accroupis plus tôt – pour boire notre bouteille de Khukri.

On a écouté de la musique et on a parfois plaisanté. À chaque réplique (il y a en a eu une vingtaine avant que nous partions de l’hôtel) quelqu’un disait « oh mon Dieu ». Entre chacune d’elles, on était complètement insouciant. On était bloqué là. Ke garne ?

J’étais particulièrement désinvolte. Jusqu’à ce qu’on me dise : « Mais Stéphane, c’est LE gros séisme qu’on attendait après 1934 ».

On a pu avoir deux taxis vers 17 h 45. Ils ont profité de notre détresse pour nous prendre Rs1500 la course. En arrivant à Katmandou, c’est devenu plus concret. Les murs en morceaux, l’abri qui couvrait la statue du roi Tribhuvan sur le rond-point de Tripureshwor était à terre, les ruines du Hem Hiranya Temple de Thapathali.

Les ruines du Hem Hiranya Temple à Thapatali © S.H
Les ruines du Hem Hiranya Temple à Thapatali © S.H

J’ai retrouvé ma moitié sept heures après le séisme. Elle était sur un terrain à côté de notre maison avec les voisins. Ils étaient contents de me voir. Il commençait à faire nuit et je voyais difficilement ma maison. J’ai voulu y entrer.

Le meuble à chaussures était au milieu du couloir. Les bouteilles étaient par terre. Les vélos dans la cuisine étaient tombés. Ça m’a fait bizarre. Mais je n’ai pas pris le temps de m’émouvoir : « Il fallait faire vite ». J’ai pris un sac de couchage, quelques trucs à grignoter et je suis sorti.

Le soir, nous étions une quinzaine entassés sous une bâche qui nous a protégés de la pluie. On aurait dit un mikado. Certains ronflaient, les autres parlaient fort, mais ça ne m’a pas empêché de dormir.

À 5 h le lendemain matin, on a tous été réveillé par une grosse réplique de magnitude 5.5. Il y a eu un « boum » et des cris ensuite.

Je suis parti à 6 h, malgré l’objection de certains voisins qui disaient que ce n’était pas prudent. Avec ma collègue Tsering, on a fait un tour de la ville « pour voir ».

Sur le Patan Durbar Square, les temples Chau Narayan et Hari Shankar n’étaient plus qu’un tas de briques et de bois. J’ai ressenti une nouvelle petite secousse – c’était dans mon estomac. À Basantapur, une pelleteuse déblayait les débris. On est allé à Tundikhel, le terrain des parades militaires, où des centaines de personnes s’étaient installées.

Patan Durbar Square et ce qu'il reste de Chau Narayan et Hari Shankar © S.H
Patan Durbar Square et ce qu’il reste de Chau Narayan et Hari Shankar © S.H

À 11 h 30, Tsering m’a prévenu qu’il devait y avoir un plus gros tremblement à midi. « C’est la télé nationale qui l’a annoncé ». On est monté sur un scooter avec un troisième collègue pour aller dans un espace ouvert. On a été con. Le centre de sismologie du Népal est formel : on ne peut pas prévoir quand il y aura un séisme.

Il y a tout de même eu une réplique de magnitude 6.9 à 12 h 54. C’était comme si je devais tenir en équilibre sur un rola bola. Les gens autour ont poussé des cris de surprise et sont très vite retournés à leurs activités. J’ai alors réalisé que tout n’était pas aussi dramatique qu’on l’avait prédit.

Avant ce samedi 25 avril 2015, le sujet « séisme au Népal » revenait assez souvent dans les soirées avec des amis. Les prédictions étaient apocalyptiques. Katmandou allait disparaître. La Bagmati allait provoquer des tsunamis. On n’allait pas pouvoir communiquer pendant 10 jours. Les secours seraient incapables d’arriver parce que l’aéroport international aurait été enseveli. Roland Emmerich pouvait aller se rhabiller.

J’ai toujours suivi ces conversations de façon distraite. On aurait pu penser que c’était du snobisme. En fait, je refoulais cette appréhension. C’était un déni égoïste : « Il n’y allait jamais avoir de tremblement de terre tant que je serai au Népal ».

Le séisme du 25 avril est un drame. 7365 personnes sont mortes et ce chiffre va probablement augmenter. On peut quand même être soulagé que ça se soit passé un samedi à midi. Il n’y avait pas école. Peu de gens étaient chez eux. Ça aurait été plus grave si ça avait été un lundi à 23 heures.

Trois heures après le tremblement de terre, les avions décollaient et atterrissaient à Tribhuvan International Airport. 80 % de Katmandou est resté debout – peut-être un peu brinquebalant, il est vrai. Certains avaient toujours la 3G.

Deux jours après le séisme, j’ai eu l’impression que la vie avait repris son cours. On tanguait debout, comme après une journée passée en mer. Mais les véhicules étaient sur la route. Le Mauritius High Commision à New Delhi m’a appelé pour prendre de mes nouvelles et me demander si je connaissais d’autres Mauriciens au Népal. C’est con, mais ça faisait longtemps que je ne m’étais pas senti aussi Mauricien.

Quand on vit confortablement à Katmandou, on se dit que les choses ne sont pas si graves. Et quand on voit des murs fracassés sur la route, des familles qui dorment encore (plus d’une semaine après le séisme) sous des bâches sur les trottoirs, on se dit qu’on est quand même de sacrés chanceux.

La capitale est loin de Gorkha (où était l’épicentre du séisme) et Sindupalchok où des villages entiers ont été dévastés. Malgré les photos ou vidéos qui circulent, on a du mal à mesurer l’ampleur du séisme.

Ce samedi 2 mai, ça faisait une semaine qu’une partie du Népal s’était effondrée. J’ai voulu sortir un peu de la capitale.

Je n’ai pas reconnu Harisiddhi où presque toutes les vieilles maisons sont à terre. Bungamati attend toujours des tentes pour loger 750 familles. Sankhu est complètement ravagé – on dirait des images de films de guerre – et les distributions de couettes provoquent des cohues.

Une maison à Sankhu qui menace de tomber une semaine après le séisme du 25 avril © S.H
Une maison à Sankhu qui menace de tomber une semaine après le séisme du 25 avril © S.H

J’ai été un peu secoué (désolé pour le jeu de mots) de voir les dégâts et le malheur des gens en vrai. Pour la première fois, j’ai eu peur.

Mais cette catastrophe naturelle ne va pas changer ma vie. Je ne vais quand même pas me dire que j’aurais pu y passer. Bientôt tout sera fini pour moi. Quand Katmandou sera rafistolé, je serai content d’aller dans un bar pour regarder des matchs de la Premier League.

Je n’écouterai pas mon cœur qui palpite parce que je passe à côté d’un bâtiment de 6 étages. Il vaut mieux continuer à refouler toutes ces craintes.

Aujourd’hui, je m’assois sur le trône en lisant Rolling Stone Magazine sans même avoir un soupçon de souvenir de Hattiban Resort.


Bisket Jatra : une affaire d’hommes

Ce mardi 14 avril 2015, on fêtait le Nouvel An népalais. Selon le calendrier Bikram Sambat, on était donc le 1er jour du mois baisakh de l’année 2072. Et les célébrations avaient déjà commencé quelques jours plus tôt.

Malgré ses 57 ans d’avance sur le calendrier grégorien, le Népal reste très attaché à ses traditions vieilles de plusieurs siècles. On le sent régulièrement quand on vit à Katmandou. Une visite à Bhaktapur (« la ville des dévots ») pendant Bisket Jatra le confirme.

Un char à Bhaktapur lors de la célébration de Bisket Jatra © O.B
Un char à Bhaktapur lors de la célébration de Bisket Jatra © O.B

Comme j’aime bien « comprendre la signification » des rituels que je découvre, j’ai posé des questions à des vieux et jeunes, des Newars – puisqu’il s’agit d’un festival newar dans une cité newar. Je n’ai pas eu de réponse claire sur les origines de Bisket Jatra. Sur Internet, on a du mal à décider si c’est une tradition qui remonte à l’ère Licchavi (entre 400 et 750 apr. J.-C.) ou si elle aurait commencé sous le règne du roi Jagajyoti Malla (1613-1637). Qu’importe : le but est de s’amuser et d’en prendre plein la vue.

Bisket Jatra commence à Bhaktapur quatre jours avant le Nouvel An népalais. Peu de personnes connaissent la signification du festival, mais tout le monde parle du jour où les habitants de l’Ouest affrontent les habitants de l’Est dans un tir à la corde un peu particulier. Les cordes sont attachées à un énorme char en bois qui a la forme d’un temple. Des centaines d’hommes tirent alors sur la corde pour ramener de leur côté le char où se trouve l’effigie du dieu Bhairav. Il y a, chaque année, des blessés (et parfois des morts). La faute à un peu trop d’alcool, les jets de briques « pour jouer » et le char qu’on n’arrive pas à retenir qui finit sa course dans la foule.

Le dernier soir du calendrier Bikram Sambat (troisième jour de Bisket Jatra), on érige sur la place Yoshin Khel un mât de 25 m représentant un lingot (symbole phallique) dans une crevasse en pierre représentant le yoni (symbole génital féminin). Une autre compétition aura lieu le lendemain où deux groupes devront essayer de tirer le mât de leur côté avec les cordes qui y sont attachées. La nouvelle année népalaise commencera réellement lorsque le mât sera à terre.

Bhaktapur, place Yoshin Khel le quatrième de Bisket Jatra © O.B
Quatrième jour de Bisket Jatra : le mât et le char de Bhairav entourés de spectateurs sur Yoshin Khel à Bhaktapur © O.B

Une légende explique ce rituel. La fille du roi de Bhaktapur était insatiable et exigeait un nouvel amant chaque soir. Chaque matin, le nouveau prétendant était retrouvé mort dans son lit. Mais un jour, un courageux prince voulut tenter sa chance. Il resta éveillé toute la nuit et vit deux serpents venimeux sortir des narines de la princesse. Le prince les tua avec son épée. Le lendemain matin, le roi accueillit la nouvelle en érigeant deux drapeaux sur une longue perche en bois appelée Yoshin. L’élévation du mât à Bisket Jatra serait donc une commémoration de cette légende.

Je suis à Bhaktapur précisément le jour du Nouvel An népalais. On m’avait prévenu que ça allait être endiablé. D’habitude, Bhaktapur est relativement calme, mais ce mardi après-midi la cité médiévale est agitée. Les rues sont bondées. Les haut-parleurs sur Tamaudhi Square grincent. Les gens se bousculent et hurlent. Il y a des bâtons à selfies partout. Ça sent le rakshi.

La foule attend la chute du mât © O.B
Quatrième jour de Bisket Jatra : la foule attend la chute du mât sur Yoshin Khel à Bhaktapur © O.B

L’ambiance devient plus intense à mesure qu’on s’approche de Yoshin Khel. Plusieurs centaines de personnes sont rassemblées autour du mât. Il y a tout près le char qui va transporter le dieu Bhairav. D’autres observateurs sont prudemment installés sur les terrasses en haut des immeubles autour de la place.

Au pied du poteau, quelques jeunes hommes attendent en fumant des cigarettes. Et puis d’un coup, ils déroulent les cordes qui se trouvent autour du mât et les lancent à leurs partenaires. La foule se disperse le plus loin possible de la bataille qui va commencer. Et elle exulte à chaque fois que le mât penche d’un côté.

Ce n’est que quand le mât est au sol que le char peut être conduit vers Taumadhi Square. Tout brinquebalant, il balaie pas mal de choses sur son passage : des tuiles sur les toits des maisons tombent et des fils électriques sont emportés.

Le char de Bhairav est tiré de Yoshin Khel vers Taumadhi Square © O.B
Le char de Bhairav est tiré de Yoshin Khel vers Taumadhi Square © O.B

Des dizaines d’hommes sont derrière pour le pousser. Des centaines sont devant et le tirent à l’aide de grosses cordes. Quand le char a du mal à avancer, les quelques messieurs qui sont dessus encouragent ceux qui le transportent. Ils se mettent alors à hurler tous ensemble et ça donne un concert riche en testostérone.

Plus tard dans la nuit, le char de Bhairav va aller rencontrer celui de sa compagne, la déesse Bhadrakali. Les chars vont se toucher pour symboliser la copulation des dieux.

À part pour les quelques spectatrices, il semblerait que les réjouissances de Bisket Jatra ne soient réservées qu’aux messieurs. Certains sont contents de montrer leur virilité en tirant sur des cordes et d’autres jouent aux chefaillons, haut perchés sur leur char.

En fait ce festival, avec des conséquences relativement moins importantes, est un peu comme d’autres traditions népalaises. On les maintient sans les questionner, quitte à parfois provoquer des exclusions archaïques.


« Ani Ukali Sangai Orali » : apprenez à connaître la musique népalaise

Quand je parle de musique népalaise à mes amis qui ne vivent pas ici, je sens de la suspicion à l’autre bout de la fibre optique. On imagine les voix stridentes des chanteuses indiennes ou les mélodies irritantes des films de Bollywood.

C’est vrai qu’il y a un peu de ça. Mais enfermer les artistes népalais dans la catégorie des copieurs serait comme penser qu’il n’y a que des treks à faire au Népal. Ils ont aussi leurs identités.

En fait, les musiciens népalais font du bon rock, du blues et les rappeurs se débrouillent tant bien que mal. Le jazz est le style qui monte depuis quelques années à Katmandou. Un conservatoire de jazz a ouvert en 2007 et le festival de jazz en est déjà à sa 13e édition. Enfin, quelques artistes comme Navaraj Gurung, Bijaya Vaidya ou Kichaa Chitrakar revisitent leurs musiques traditionnelles en y ajoutant quelque chose de notre temps – et c’est bon.

Pochette de l'album Ani Ukali Sangai Orali de Night, conçu par Bijay Pokhrel
Pochette de l’album Ani Ukali Sangai Orali de Night, conçu par Bijay Pokhrel

Le groupe Night entre dans cette dernière catégorie avec leur premier album, Ani Ukali Sangai Orali, sorti le 27 décembre dernier. J’ai récemment voulu le faire découvrir à des amis mélomanes. Les retours ont été mitigés. Un seul a aimé, trouvant des ressemblances avec le groupe réunionnais Ziskakan – je n’y avais pas pensé, mais c’est vrai qu’il y a quelque chose. Un m’a avoué qu’il était « trop formaté » pour apprécier cette musique. Un autre a pensé que je pouvais aimer Night que parce que je suis « dans le contexte népalais ».

Contextualisons, donc.

Du métal à la musique traditionnelle
Night est un projet qui réunit des ethnomusicologues qui redonnent vie à des instruments népalais « en voie de disparition ». Le groupe s’était fait connaître avec les vidéos Know your instruments (Apprenez à connaître vos instruments) – des séquences d’environ cinq minutes, présentant ces instruments. Surprenante évolution quand on sait que Jason Kunwar et Niraj Shakya avaient formé ce groupe en 2006 pour faire du métal avant-gardiste.

C’est Jason Kunwar qui s’intéresse d’abord à ces instruments menacés. Lors de voyages professionnels dans les milieux ruraux du pays, il découvre des sonorités qu’il n’avait encore jamais entendues. Devant la richesse de ce patrimoine musical, il décide repousser les frontières de son groupe. « On a commencé à composer des mélodies contemporaines en valorisant ces instruments oubliés », raconte Jason.

Mais les projets de Jason et Niraj ont du mal à se concrétiser. Les allées et venues des différents membres au sein du groupe ralentissent son évolution. Niraj Shakya préfère voir ces rotations positivement : « L’identité de Night est la somme de toutes ces contributions ». Après quelques années à se chercher, le groupe trouve sa forme actuelle en 2012. « On a enregistré quelques chansons en studio quand on a commencé à se tenir plus confiants », poursuit Niraj. Ce n’est donc qu’en décembre 2014 que Night sort son premier album.

J’appréhendais un peu cette sortie. Il y a quelque chose d’assez mystique dans les concerts de Night et je me demandais si l’enregistrement studio n’allait pas enlever cette magie. Et bien pas du tout. En écoutant Ani Unaki Sangai Orali j’ai eu les mêmes frissons que lors de leurs concerts.

Que ce soit sur CD ou sur scène, les musiciens de Night confirment qu’ils connaissent effectivement leurs instruments. Vingt-quatre sont joués sur Ani Unaki Sangai Orali – dont certains ont été enregistrés pour la première fois en studio. Night rend ainsi hommage à la mosaïque musicale du Népal (que je connais trop mal).

Le groupe définit sa musique comme de la « new-school folk ». Effectivement, comparé aux rythmes abrutissants du « fusion-folk » qui animent tous les événements de Katmandou, Night apporte de la fraîcheur à la musique népalaise.

Mais Ani Unaki Sangai Orali, ce n’est pas que des instruments. La chanteuse et musicienne Sumnima Singh impressionne en changeant aisément des notes graves aux aigües. Et c’est un délice quand sa voix rencontre celle de Jason Kunwar sur les compositions brillamment arrangées.

Je ne comprends, malheureusement, pas grand-chose au népali, mais Niraj m’a traduit quelques passages. À travers leurs textes, les membres de Night veulent aussi rendre hommage aux villageois qu’ils ont rencontrés lors de leurs voyages à travers le pays. La chanson-titre (qui signifie « en montant et descendant les collines ») fait allusion à l’expérience quotidienne de certains Népalais qui parcourent les collines dans les endroits reculés. La courte, mais intense Sunko Jutta (« Les chaussures dorées ») fait référence à ces Népalais qui vont dans les pays du Golfe à la recherche d’un avenir meilleur, mais qui retournent au pays dans des boîtes – le clip illustre bien le thème de la chanson.

Ani Unaki Sangai Orali est un album rempli d’émotion. Même si je ne comprends pas les paroles, la mélancolique Tuina Ko Cha Hai Bhara remue mon petit cœur à chaque écoute. Mais comme un album ne peut être parfait, je trouve dommage que la basse ne soit pas plus présente dans ce new-school folk de Night.

Comme les explorations dans les régions éloignées du pays ont contribué à sa composition, Ani Ukali Sangai Orali est une agréable balade qui permet de découvrir de nouvelles sonorités du Népal.