Stéphane Huët

Katmandou : pédaler dans le dal bhat

« Bicyle or die » annonce la sonnette de mon vélo. Je l’ai trouvée dans un magasin danois au Japon. Rien de plus normal. Mais la citation mériterait une recontextualisation pour les cyclistes de Katmandou.

"Bicycle or die" sur Pulchowk, Patan © S.H
« Bicycle or die » sur Pulchowk © S.H

Imaginez les pires clichés sur la circulation chaotique d’Asie. Les klaxons qui retentissent sans raison, les véhicules qui avancent de tous les côtés, les embouteillages monstrueux et la pollution. C’est ça, vous êtes à Katmandou. Après 16 mois au Népal, il m’est encore difficile de décrire ou de comprendre sa route. Il est intéressant de voir que, même s’ils sont les plus exposés aux accidents, les cyclistes (j’en fait partie) s’en sortent assez bien dans la cacophonie katmandaise.

Ici le roi est l’Atlas, le vélo indien « Superstrong ». À l’île Maurice, on l’appelle « bisiklet zadinié » parce que, s’ils n’ont pas une moto, tous les jardiniers de l’île utilisent ce vélo avec son guidon si reconnaissable. Donc le vélo du jardinier mauricien est, en fait, le vélo du Népalais lambda.

Avant l’arrivée massive des véhicules au Népal dans les années 1990, la bicyclette y a longtemps été associée à un statut social élevé. Mais aujourd’hui lié à la subsistance, le deux-roues non-motorisés n’a plus le même prestige. Il reste néanmoins un moyen de transport très utilisé pour différentes tâches, parfois les plus inattendues.

Dans certains endroits reculés du Népal, le vélo sert d’ambulance. Depuis qu’il est abordable à quasiment tous les porte-monnaies, on a remarqué une augmentation du nombre de filles dans les écoles rurales. Il participe aussi à l’indépendance économique des femmes du Terraï qui, grâce à leur vélo, peuvent accepter des emplois plus éloignés de leur domicile.

Malgré le nombre affolant de véhicules motorisés à Katmandou, le vélo y est aussi utilisé pour diverses courses. Mais, contrairement aux milieux ruraux du Népal, on voit très peu de dames cyclistes dans la capitale.

Environ 1000 bicyclettes partent quotidiennement du marché de Kalimati pour livrer fruits et légumes aux grossistes ou pour les vendre dans la rue – 40% du stock de Kalimati est expédié sur des vélos. L’Atlas sert aussi à livrer les bombonnes d’eau potable – une activité relativement lucrative dans un pays où l’eau du robinet n’est pas potable. Et plus de la moitié des bonbonnes de gaz sont acheminées dans les foyers par des cyclistes.

Marchand ambulant de fruits à Ekantakuna © S.H
Marchand ambulant de fruits à Ekantakuna © S.H
Livreur d'eau potable à Patan Dhoka, Patan © S.H
Livreur d’eau potable à Patan Dhoka © S.H
Pause clope pour le livreur de gaz à Dhunge dhara © S.H
Pause clope pour le livreur de gaz à Dhunge dhara © S.H

Les « Superstrong » sont souvent adaptés pour transporter des charges plus importantes. Une plateforme sur deux roues est fixée sur le porte-bagage pour transporter barres de fer, sacs de riz ou matelas. Quelques soient ces cargaisons les plus improbables, les cyclistes affichent toujours une impassibilité remarquable dans la circulation étouffante de Katmandou.

Les éboueurs de certains quartiers de Katmandou sont aussi à vélo, remorquant des bacs déglingués et annonçant leur arrivée à l’aide d’un sifflet. Ces cyclistes ont adapté le système de freinage à leurs lourdes charges. Oubliez les freins à patins, une pression avec un bout de caoutchouc sur la roue avant fait mieux l’affaire. La bâche trouée qui recouvre les ordures permet à une partie de leur collecte de s’envoler dans une pitoyable chorégraphie aérienne.

Éboueur à vélo à Jhamsikhel © S.H
Éboueur à vélo à Jhamsikhel © S.H

Du livreur de fruits à l’éboueur, ces frêles cyclistes descendent toujours de leur Atlas sans dérailleur avant une ascension. Il y a parfois un gentil passant pour aider à pousser ces vélos surchargés.

L’Atlas ne permet pas de briller socialement sur la route, mais de plus en plus d’étrangers ou de Népalais aisés n’hésitent pas à enfourcher des Giant, Trek ou Commencal pour aller travailler. Et cette tendance pour le VTT utilitaire est assez logique. Face aux pénuries régulières de carburant et au système de transport en commun inefficace, la bicyclette est une alternative fiable et rapide pour sillonner les routes embouteillées de Katmandou. Peut-être que l’aspect écologique persuade aussi ? Le gros avantage du vélo c’est qu’il est le seul véhicule autorisé pendant les bandhs, ces grèves générales forcées.

Malgré le nombre grandissant de cyclistes dans Katmandou, la ville n’a pas l’air de s’adapter au vélo. Pourtant, en 2005 le gouvernement a annoncé la construction d’une piste cyclable de 44 km, après avoir signé la « Velo Mondial Charter and Action Plan for Bicycle-Friendly Communities ». Cette charte fournissait un ensemble de directives pour promouvoir la bicyclette comme une alternative efficace et respectueuse de l’environnement. Mais le projet n’a pas abouti.

En réaction à cette inertie, des cyclistes se regroupent pour faire pression sur les autorités. Kathmandu Cycle City 2020 (KCC), par exemple, a été créée en 2009 dans le but de promouvoir une culture des transports non-motorisés à Katmandou. Cette association, formée à la Kathmandu University, fait du lobbying auprès du gouvernement pour que la capitale devienne une ville cyclabe d’ici 2020.

Comme dans d’autres villes du monde, « Critical Mass » est le rendez-vous que donne KCC chaque dernier vendredi du mois. Entre 50 et 300 personnes sur différents moyens de transports non-motorisés (vélos, trottinettes, rollers, skate-boards) y participent. « Le but de notre premier rassemblement était de montrer aux autorités, qui pensaient que le vélo ne concernait qu’une partie négligeable de la population, qu’il y avait un nombre conséquent de cyclistes dans la capitale », m’expliquait Sailendra Dongol, membre actif de KCC.

Les Critical Mass ayant pris de l’importance, les départements du transport et des routes sont plus attentifs aux demandes de KCC et consultent l’association lorsqu’il y a des projets de constructions de routes dans la ville. Les membres KCC animent des ateliers dans le but de sensibiliser les politiciens aux problématiques des cyclistes. « Nous sommes reçus poliment et on constate qu’il y a d’énormes lacunes en termes de politique des transports », regrette Sailendra.

Départ d'un Critical Mass sur Kanti Path à Katmandou © KCC
Départ d’un Critical Mass sur Kanti Path à Katmandou © KCC

Le 31 octobre 2011, le biologiste Pralad Yonzon a été heurté par un camion à Balkhu, sur la Ring Road, alors qu’il pédalait de son bureau à son domicile. Il est mort deux semaines après l’accident. C’est tristement ironique parce que Yonzon était un cycliste passionné, qui militait pour que Katmandou devienne une ville cyclable. Son décès avait attiré l’attention sur les aménagements sécuritaires nécessaires pour les cyclistes.

Peu de choses ont changé depuis. Le gouvernement a fait construire deux pistes cyclables : une entre Tinkune et Maitighar (2,5km) et l’autre entre Kalimati et Balkhu (1,3km). Ça fait 3,8 sur les 44km prévus. Le plus ridicule est que ces pistes ne sont pas facilement accessibles, loin de là. Il faut descendre de son vélo, le porter sur quelques mètres pour atteindre la piste de Maitighar. « C’est l’interconnexion entre les pistes qui est un gros problème de sécurité routière », ajoute Sailendra Dongol.

Malgré tout, avec ses amis du KCC, il ne désespère pas. Ils reçoivent des soutiens ponctuels de personnalités qui peuvent faire le poids dans certaines décisions politiques. Leela Mani Paudyal, le Chief secretary écolo du gouvernement qui ose mettre les mains dans la rivière Bagmati dégueulasse est l’un d’entre eux. Il est lui-même cycliste et participe régulièrement au Critical Mass.

Ni militant écologique, ni passionné, pour moi le vélo reste le moyen de transport le moins cher et nettement plus efficace dans les embouteillages. Mais je n’irai pas jusqu’à dire, comme Sailendra Dongol : « je me sens bien quand je pédale à Katmandou ».

La poussière pique les yeux. Les klaxons intempestifs agressent. La conduite intuitive des automobilistes et des motocyclistes est anxiogène. Les piétons qui ne regardent pas avant de traverser sont exaspérants. Le mauvais état des routes demande une concentration permanente. Les jours de mousson, on a droit à une pélothérapie gratuite. Et malgré mon super masque qui bloque les particules fines, je sens l’effet de la pollution de l’air – dans l’Environmental Performance Index 2014 sur la qualité de l’air, le Népal est classé 177e sur 178 pays (l’île Maurice est première).

Pochoir d'un vélo avec des ailes de papillon à Kupondole © S.H
Pochoir à Kupondole © S.H

Pour toutes ces raisons, je doute que l’utilisation du vélo à Katmandou procure tous les bienfaits qui y sont habituellement associés. Au contraire, je me pose des questions sur son impact sur la santé physique, mais surtout mentale. Et je ne suis pas le seul. D’ailleurs, ceux qui voient la sonnette de mon vélo me demandent s’il ne faudrait pas y apporter une adaptation katmandaise : remplacer « or » par « and ».

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*  Le dal bhat étant le plat typique du Népal.


Katmandou, l’Holocauste et l’île Maurice

Il a fallu que je me retrouve à Katmandou pour qu’une rescapée de l’Holocauste me raconte l’histoire des détenus juifs de l’île Maurice.

Autant que je m’en souvienne, on n’a jamais commémoré l’Holocauste à l’île Maurice. Quelques-uns de mes enseignants en ont parlé, mais cette partie de l’histoire n’est pas enseignée dans les écoles mauriciennes. Il faudrait déjà qu’on commence avec l’histoire de notre propre pays. Pourtant, 30 000 de nos compatriotes avaient rejoint les forces armées de Sa Majesté pendant la Deuxième Guerre mondiale – l’île étant encore territoire britannique à l’époque.

Alors que le 27 janvier, beaucoup de pays organisaient des manifestations pour célébrer les 70 ans de la libération des camps d’Auschwitz, l’île Maurice restait muette. En tout cas, elle ne figurait pas sur la carte qui réunissait tous les événements dédiés à cet anniversaire. Remarquez, le Népal n’y apparaissait pas non plus. Et pourtant, on a commémoré l’Holocauste à Katmandou du 27 janvier au 4 février.

When words fail à l'Alliance française de Katmandou du 27 janvier au 4 février
When words fail à l’Alliance française de Katmandou du 27 janvier au 4 février

Pendant ces neuf jours, When words fail, une exposition des peintures de Sara Atzmon s’est tenue à l’Alliance française de Katmandou. Cette survivante de l’Holocauste a également témoigné de son expérience aux collégiens de Katmandou. Un employé de l’ambassade d’Israël à Katmandou me confirmait que c’est la première fois qu’un tel événement était organisé au Népal.

Sara Atzmon avait été envoyée aux camps de concentration de Bergen-Belsen à 10 ans et en est ressortie 6 mois plus tard. Ce n’est qu’à 55 ans qu’elle a commencé à exorciser ses souvenirs en peignant. C’est elle qui le dit : « Ce n’est pas de la peinture, c’est un cri du cœur ». Ses tableaux témoignent effectivement d’un certain tourment. Les cheminées et les rails – symboles lugubres de l’Holocauste – sont des éléments récurrents dans ses tableaux.

À 82 ans, Sara Atzmon continue de parcourir le monde pour « promouvoir la tolérance et la paix ». C’est un personnage intéressant qui, malgré son âge et le traumatisme qu’elle a vécu, a une certaine pêche. Au vernissage de son exposition à Katmandou, Sara Atzmon s’est assise au milieu de ses tableaux (et de la centaine de personnes qui étaient venues voir son exposition) pour répondre à mes questions.

Sara Atzmon à l'Alliance française de Kathmandu devant son tableau Hair © Cynthia Choo
Sara Atzmon à l’Alliance française de Katmandou devant sa peinture Hair © Cynthia Choo

Pendant les  quinze minutes de discussion, elle a toujours dit « chez vous » en pensant que j’étais Népalais. Jusqu’au moment où elle a demandé confirmation. J’ai répondu, Mauricien, elle s’est emballée et a saisi mon bras.

« Ma sœur a été envoyée dans ton pays en 1939 par les Britanniques ! », m’a-t-elle raconté. Je lui ai demandé si elle était bien sûre :
– L’île Maurice !?
– Oui, elle était avec d’autres juifs qui voulaient se réfugier en Palestine.
– Dans l’océan Indien ?
– C’est ça.
– La toute petite île ?
Elle a fait oui avec la tête en souriant. J’ai froncé un peu les sourcils et elle a répliqué « tu ne connais pas assez l’histoire de ton pays ». Ah, ça c’est sûr.

J’ai vérifié l’information. Sara Atzmon disait vrai – bien que je n’avais pas vraiment douté. Il y a eu plus de 1 500 juifs qui avaient déportés à l’île Maurice en 1940. Alors qu’ils tentaient d’entrer en Palestine pour fuir le régime nazi, les Britanniques qui y « exerçaient leur mandat » les ont redirigés vers l’île Maurice. Ces juifs sont repartis à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. 127 d’entre eux sont morts avant 1945 et ont été enterrés au cimetière de Saint-Martin, dans l’ouest de l’île.

Quand j’en ai parlé à un ami mauricien, il avait l’air bien au courant. Il m’a précisé que Nathacha Appanah évoque la présence de ces 1 500 juifs dans son livre Le dernier frère. Visiblement, je ne connais pas assez la littérature de mon pays non plus. J’ai aussi découvert que Michel Daëron a réalisé le documentaire La dérive de l’Atlantic dans lequel une ancienne réfugiée retourne à Maurice pour revoir l’endroit où elle avait séjourné pendant cinq ans.

Je ne vais pas faire du copier-coller, car pas mal d’informations sont disponibles sur Wikipedia ou ailleurs. Il y a aussi le témoignage d’un des anciens déportés qui raconte son arrivée à l’île Maurice.

Et dire que je passais devant le « cimetière juif » de Saint-Martin deux fois par jour. Je n’avais jamais cherché à savoir comment ils étaient arrivés là. Ça n’avait pas d’importance. Ils étaient arrivés dans l’île comme tant d’autres bien avant. Mais ce cimetière et toute l’histoire autour réduisent le fossé historique entre la Shoah et l’île Maurice. Rien que pour ça (et le fait que nos grands-parents aient combattu), on devrait convenablement expliquer ce qu’a été la deuxième guerre mondiale dans les écoles mauriciennes.

J’imagine mes amis qui en train de dire « mais enfin Stef, tu ne savais pas ça ? » C’est un peu ridicule, oui. Mais j’aime le fait d’avoir appris cette page de l’Histoire dans des circonstances improbables. Il a fallu que je sois à Katmandou où on commémorait l’Holocauste pour la première fois, pour rencontrer une ancienne détenue d’un camp de concentration, dont la sœur avait été envoyée dans mon pays pour comprendre pourquoi il y a ce « cimetière juif » à Saint-Martin.

Quand les mots flanchent vraiment
En voulant approfondir sur cette partie de notre histoire, j’ai retrouvé une information que j’avais oubliée : en 2009, Enrico Macias avait été interdit de concert à l’île Maurice pour avoir participé à un défilé pro-israélien. La même année, le gouvernement mauricien avait rompu ses relations avec Israël suite à « l’usage disproportionné de la force par Israël » à Gaza.

Je ne sais pas comment Sara Atzmon pourrait réagir en apprenant ces vieilles anecdotes. Elle a montré beaucoup de compassion quand on a parlé des 10 ans de guerre civile au Népal. « Je pense que tout peut-être résolu avec des négociations », a-t-elle commenté. Mais elle a été beaucoup plus surprenante lorsque nous avons abordé le conflit israélo-palestinien.

Moi : Vous défendez la tolérance et la paix ?
Sara : Oui.
Moi : Alors que pensez-vous de ce qui se passe en ce moment dans votre pays, Israël – le conflit avec la Palestine ?
Sara : C’est très triste. Nous avons des voisins très compliqués. Vous savez, beaucoup d’argent est envoyé à Gaza. Et que font-ils avec cet argent ? Ils achètent des armes pour les bombardements et ils ne font rien pour la population. Leur peuple reste pauvre, très pauvre. Parce que dans leurs maisons, ils gardent les armes et ils bombardent Israël. Nous devons riposter, nous n’avons pas le choix.
Moi : Vous pensez qu’il n’y a pas d’autre choix ?
Sara: Non. Si quelqu’un essaie de te tuer, qu’est-ce que tu ferais ? Tu essaierais de te protéger, non ?
Moi : Parce que, plus tôt vous me disiez que tout pouvait être résolu à travers des négociations. C’est pour ça que…
Sara : (Elle m’interrompt) Il n’y a pas de négociations. Ils veulent tuer. Ils tuent même leurs concitoyens – ceux qui ne sont pas d’accord avec le régime.
Moi : Ah oui ?
Sara : C’est très triste. Tous les pays arabes se battent tout le temps. Ils se battent entre eux. Regarde la Syrie, l’Irak. Maintenant les Egyptiens et les Jordaniens savent vers qui se tourner. On essaie tout le temps de les aider.
Moi : Hmmm…
Sara : Mais qu’est-ce qu’on devrait faire ? Riposter ou pas ?
Moi : Évidemment, là je vais vous dire qu’on devrait essayer de ne pas riposter, mais je ne me suis jamais retrouvé dans cette situation et…
Sara : (Elle m’interrompt à nouveau) Si quelqu’un essaie de te tuer, tu ferais n’importe quoi.
Moi : Peut-être, mais je ne me suis jamais retrouvé dans une telle situation.
Sara : Oui, et bien tu devrais apprendre en regardant ce qui arrive aux autres. (Rires).

Lorsqu’elle a arrêté de rire, j’ai remercié Sara Atzmon pour m’avoir accordé ces quelques minutes.

Deux semaines après cet échange, je n’ai toujours pas compris le raisonnement de cette personne qui pense qu’on peut résoudre des conflits par le dialogue, sauf quand ça se passe chez elle. Je crois que je m’attendais trop à ce que Sara Atzmon me dise « la guerre c’est mal ». Que pouvais-je espérer d’autre d’une dame qui a vécu les pires atrocités et prétend promouvoir la paix ?

Néanmoins ma conversation avec Sara Atzmon a été très instructive. Entre autres choses, ça m’a prouvé que ce conflit est une pagaille incompréhensible. Surtout pour un Mauricien qui ne connaît pas son histoire et qui vit à Katmandou.


Qu’est-ce que j’en ai à foutre de la politique (mauricienne) ?

Ce mercredi 10 décembre 2014, pas moins de 936,975 Mauriciens étaient appelés aux urnes pour des élections législatives anticipées. Mais quel intérêt j’avais à suivre ce cirque depuis le Népal ?

En octobre 2010, j’étais de passage à l’île Maurice après six belles années d’études en France. Alors que je contemplais l’île aux Bénitiers depuis Chamarel, un ami m’apprenait que le gouvernement, fraîchement élu, avait évoqué l’instauration d’un salaire minimum. J’avais froncé les sourcils pour marteler (sur un ton exagérément militant, je l’avoue) qu’il était temps.

L'île aux Bénitiers vu de Chamarel © S.H
L’île aux Bénitiers, vu de Chamarel © S.H

Du haut de ses 185 cm, mon ami m’a dit avec condescendance : « ki to kozé ? To mem pa res Moris… »[1] C’était un peu vexant, mais il avait raison. Six années sans connaître la souffrance quotidienne des Mauriciens. Comment osais-je me permettre de m’intéresser à leur sort ? Six ans hors du pays et, à peine arrivé, je prévoyais déjà de repartir. Qu’est-ce que toutes ces promesses en l’air pouvaient bien me faire ?

Les élections législatives s’étaient tenues le 5 mai (tout un symbole : le jour de l’anniversaire de la mort de Sir Gaëtan Duval) de la même année. Je n’avais pas pu voter parce que je n’étais pas au pays au moment du scrutin. Non, les Mauriciens de l’étranger ne peuvent pas voter par procuration. Difficile de se sentir concerné avec un système pareil. Pourquoi donc m’intéresserais-je à la politique mauricienne, alors que je ne vis plus dans le pays depuis septembre 2004 ?

Plus tôt en 2010, j’ai vu l’indifférence de quelques amis français pour les élections régionales dans leur pays. J’ai alors insisté sur le fait que « le vote n’est pas seulement un droit, mais un devoir ». Je ne sais pas d’où m’était venu cet esprit civique. Mais j’étais (et je suis encore) un étranger en France. Qu’est-ce que ça pouvait bien me faire qu’ils ne votent pas pour leurs élections (régionales, qui plus est) ?

Deux ans plus tard, beaucoup de mes contacts mauriciens sur Facebook s’excitaient après l’élection d’Obama. Je n’ai jamais compris l’engouement pour ce monsieur qui n’allait avoir aucun impact sur le développement de l’île Maurice, alors que la plupart ne savaient même pas qui était leur propre président.

On m’a expliqué qu’Obama était un peu « le président du monde » et que le nôtre (qui s’appelle Kailash Purryag) ne faisait que ratifier des lois au Château du Réduit. C’est vrai, quelle importance de savoir qui est le président sans pouvoir d’un tout petit pays (le mien, en l’occurence) ?

Je vivais à Nosy Be à ce moment-là. La « crise » qui avait éclaté à Madagascar en février 2009 battait son plein. Le pays connaissait de nombreux problèmes : coupures d’électricité interminables, cherté et pénuries fréquentes de carburant, corruption, impunité. L’indifférence, voire la participation des politiciens dans cette pagaille m’exaspéraient. La tension montait graduellement et, dans le désespoir, quelques-uns ont commencé à faire n’importe quoi (je sais que l’incompétence des autorités n’est pas une excuse à la violence).

Mais je vivais sur une « île paradisiaque », je pouvais avoir des fruits de mer quand je le voulais et j’étais mieux payé que la plupart des locaux. Qu’est-ce que ça pouvait bien me faire de voir les dirigeants gâcher l’énorme potentiel de ce pays que j’adore ?

Grande régate de Nosy Be 2012 - c'est vrai que c'était un peu le paradis © S.H
Grande régate de Nosy Be 2012 – c’est vrai que c’était un peu le paradis © S.H

Aujourd’hui, je vis au Népal. La politique est un roman passionnant que les meilleurs scénaristes de Netflix n’oseraient imaginer. J’ai essayé de comprendre, mais c’est dur de tout suivre. 601 députés élus le 19 novembre 2013 ont pour mission d’écrire la nouvelle Constitution du pays. Ceux élus aux élections de 2008 après l’abolition de la monarchie avaient déjà eu cette tâche, mais n’avaient pas fait leur devoir. Le Parlement actuel a pour énième date butoir le 22 janvier pour rendre la nouvelle constitution. J’ai entendu dire qu’elle était plus ou moins écrite, mais qu’on discute maintenant du partage des pouvoirs entre les principaux partis.

Malgré ces prétendues disputes de cour de récréation au plus haut niveau de l’État, ça tourne relativement bien à Katmandou. Une génération de jeunes gens motivés n’attend plus rien des politiciens. Ils se bougent pour proposer un « changement positif ». Il y a beaucoup d’activités culturelles dans la capitale et le pays est photogénique. Alors, pourquoi me soucierais-je de savoir que le gouvernement népalais n’a toujours pas signé le « Protocole additionnel à la Convention des Nations unies contre la criminalité transnationale organisée visant à prévenir, réprimer et punir la traite des personnes, en particulier des femmes et des enfants » depuis 2000 ?

Vu magnifique sur l'Himalaya dans le cadre enchanteur de Makamana © O.B
Vue magnifique sur l’Himalaya dans le cadre enchanteur de Makamana – pourquoi se plaindre ? © O.B

Ce mercredi 10 décembre 2014, les Mauriciens sont allés élire leurs députés lors des élections législatives anticipées qui font suite à des parades nuptiales dignes d’une mauvaise telenovela.

En mai 2012, Paul Bérenger, leader du Mouvement militant mauricien (MMM) et de l’opposition s’était allié au Mouvement socialiste militant (MSM) de Sir Aneerod Jugnauth – un parti qui s’était tout juste retiré du gouvernement mené par le Parti travailliste (PTr) du Premier ministre, Navin Ramgoolam. Ces deux « mouvements militants » avaient gagné les législatives de 2000 ensemble. Dans les années 80, ce n’était d’ailleurs qu’un seul parti. Mais suite à des mésententes avec Bérenger, Jugnauth avait préféré créer son propre parti.

Finalement, le « requin » Bérenger a concrétisé une alliance avec Ramgoolam en milieu d’année – je passe sur les maintes tergiversations qui l’ont précédée. Le leader de l’opposition qui fait une alliance avec le Premier ministre, avouez que ce n’est pas banal. Les deux hommes avaient gagné les élections de 1995 avant que Bérenger ne se fasse virer parce que, dit-on, c’est un boulimique du travail qui fourre son nez dans tous les dossiers.

Notre cher Kailash Purryag a donc dissous l’assemblée le 6 octobre 2014 (il fait un peu plus que donner des autographes, en fait). Les élections législatives, initialement prévues pour 2015, devaient alors être organisées dans un délai maximal de 150 jours.

Entre-temps, le Parti mauricien social-démocrate (PMSD) de Xavier-Luc Duval (qui était aussi dans le gouvernement, mais qui s’est gentiment fait pousser dès l’arrivée du MMM) s’est allié au MSM pour aller aux élections sous le nom l’Alliance Lepep.

Ça vous donne la migraine ? Moi aussi. Mais on arrive à mieux comprendre ces étapes grâce à la bonne analyse de LSL Radio sur les enjeux de ces élections 2014.

Les dinosaures de la politique mauricienne monopolisent les médias, mais quand je lis des commentaires sur Facebook, je suis sûr d’une chose : le parti « d’extrême gauche », Rezistans ek Alternativ va gagner. Ça me rappelle 2007 quand je ne rencontrais que des gens « de gauche » en France. On connaît la suite. Pour les législatives 2014 de Maurice, il faudra attendre le vendredi 12 décembre. Mais je serai tenté de paraphraser cyniquement Fabrice Acquilina : « On ne vote pas avec des likes ».

De toute façon, de quoi je parle ? Je vis au Népal.

Je ne vais pas regretter que Rezistans ek Alternativ qui travaille assidument sur le terrain toute l’année ne donne que les raisons de ne pas voter pour les « partis traditionnels » au lieu de convaincre sur leur programme. Je ne vais pas m’offusquer parce que le candidat indépendant Percy Yip Tong (aussi atypique que brillant) a été interrompu lors d’un meeting alors qu’il avait les autorisations légales pour le tenir. Je ne vais pas prétendre que c’est anormal que sur 726 candidats, seulement 128 sont des dames – et combien de « jeunes » ?

Mais malgré mon indifférence forcée, j’admire sincèrement la verve de Gaël Étienne qui analyse la situation socio-politique de son pays depuis Grenoble – il s’était déjà fait remarquer avec sa lettre au Premier ministre après les inondations de mars 2013. Mais contrairement à lui, je n’ai plus envie d’entendre que « je ne suis point sur les terres mauriciennes ou que je n’ai pas cette connaissance infuse du terrain ».

J’ai arrêté de m’arracher les cheveux qui deviennent trop rares sur ma tête en lisant les aberrations de ces dirigeants qui ne me dirigent pas. La seule chose qui m’intéresse dans la politique à l’île Maurice aujourd’hui, c’est de voir les vidéos du Parti malin. Face à ce cirque, autant prendre un minimum de plaisir.

Peut-être qu’un jour, quand j’aurais décidé de me poser enfin dans mon cher pays, je saurais enfin ce que c’est de vivre (ou galérer) à Maurice. Peut-être qu’alors je rirais moins. Peut-être que c’est seulement là qu’on finira par croire que je me sens intimement concerné par ce qui s’y passe.

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[1] « De quoi tu parles ? Tu ne vis même pas à Maurice » en créole


#TaughtNotTrafficked : avant-première de « Sold » à Katmandou

Sold raconte lexpérience horrible dune adolescente népalaise à Calcutta. Alors que sa sortie officielle est prévue pour mars 2015, plus de 500 personnes ont eu le privilège d’assister à une avant-première du film au cinéma QFX Kumari de Katmandou, le mardi 18 novembre. J’en faisais partie.

« Si tu veux avoir l’Oscar de la meilleure photographie, il suffit de tourner un film au Népal », m’a dit Luke, un Australien en stage à Katmandou. Dès les premières images de Sold, je me suis dit que Luke avait raison. Mais je ne suis pas sûr que Jeffrey Brown ait fait ce film en convoitant une statuette d’orée (qu’il a déjà reçue en 1985 pour Molly’s Pilgrim).

Sold raconte l’histoire de Lakshmi, une népalaise de treize ans. Après avoir été amadouée par Bimla, elle accepte de partir de son village himalayen pour aller gagner de l’argent « en ville ». L’adolescente se retrouve, en fait, dans « la maison de la joie » à Calcutta, entourée d’autres filles plus âgées et dévergondées. Lakshmi est accueillie par Mumtaz, « la madame » qui a l’air généreuse et qui est ravie de constater que la jeune népalaise veut gagner de l’argent rapidement pour pouvoir payer un toit en tôle à ses parents (comme c’est touchant).

On est crispé dès que Lakshmi entre dans « la maison ». Alors que l’adolescente découvre son nouveau domicile en se demandant naïvement quel y sera son travail, on devine déjà toutes les atrocités qu’elle va endurer. Quand elle comprend enfin pourquoi elle a été emmenée à Calcutta, Lakshi se révolte mais n’arrivera pas à s’enfuir.

Entre temps, Sophia, une photographe américaine arrive à Calcutta pour travailler avec une ONG qui tente de sauver les enfants vendus. Un jour, alors qu’elle se promène près de la maison de la joie, Sophia voit Lakshmi derrière les barreaux de sa chambre et a le temps de la prendre en photo. Elle va remuer ciel et terre pour sauver cette adolescente qu’elle a aperçue pendant quelques secondes. Sophia pleure lorsqu’elle revoit la photo de Lakshmi sur son iPad – elle a l’âge de sa propre fille, évidemment.

C’est le moment où Jeffrey Brown a failli me perdre. Après les larmes et les violons, j’ai eu peur que ça ne tourne au classique impérialiste où l’occidental(e) vient sauver l’indigène qui ne peut s’en sortir autrement. Mais même si on n’a pas droit à un dénouement du niveau de The Usual Suspects, le scénario n’est pas aussi simple que ça. C’est surtout pour Lakshmi que les choses deviendront plus compliquées.

Dans un tel contexte, on pense spontanément à Slumdog Millionaire – Jeffrey Brown ne cache pas le fait de s’être inspiré du film de Danny Boyle. Mais Sold est plus tragique. Bien que la narration soit raisonnablement lente, le choc est assez brutal. L’atmosphère lugubre de la maison de la joie contraste violemment avec les images de l’Himalaya au début du film.

Sold révèle des acteurs impeccables. La meilleure est Sushmita Mukherjee, habituée à des films de Bollywood, parfaitement terrifiante dans le rôle de Mumtaz – j’ai eu du mal à la reconnaître lorsque je l’ai vue « en vrai » après la projection du film. Niyar Saikia, la jeune indienne qui interprète Lakshmi, est aussi épatante alors qu’elle s’aventure pour la première fois hors des petites productions assamaises.

Jeffrey Brown a mis dans Sold les petits ingrédients suffisants pour que je verse une larme. Je n’ai pas pleuré, mais j’ai été particulièrement dérangé. Sûrement parce que le film raconte l’histoire horrible d’une Népalaise de treize ans et que je vis actuellement au Népal. Ce qui est plus troublant c’est que, selon un rapport de Childreach Nepal, Lakshmi ne serait qu’une parmi les 12 000 enfants népalais qui sont vendus chaque année en Inde, au Bangladesh et dans les Émirats arabes unis.

La campagne #TaughtNotTrafficked a été lancée au Népal par Childreach lors de la projection du film Sold © Childreach Nepal
La campagne #TaughtNotTrafficked a été lancée au Népal par Childreach lors de la projection du film Sold au Kumari Hall de Katmandou © Childreach Nepal

C’est justement cette ONG qui était à l’initiative de cette projection spéciale pour lancer leur campagne Taught Not Trafficked au Népal. Après le film, une discussion a eu lieu avec la productrice Jane Charles, le réalisateur Jeffrey Brown, la photographe activiste et extrêmement talentueuse, Lisa Kristine (qui a inspiré le personnage de Sophia), Sunita Dunwar, une survivante du trafic d’enfants, Chandni Joshi, ancienne directrice régionale du programme UN Development Fund for Women (UNIFEM) et Tshering Lama, le directeur de Childreach Nepal.

Ce débat a rappelé que les trafics humains ne concernent pas uniquement les filles et la prostitution. On parle aussi d’esclavages modernes. Le ton était évidemment très solennel et les intervenants ne cachaient pas leur émotion. Sauf Sunita Dunwar, bizarrement. Cette Népalaise a vécu quasiment la même histoire que Lakshmi. Bien qu’un peu répétitive, son intervention (en népali, traduite par Tshering Lama) était très importante.

Au lieu de faire un témoignage poignant, Sunita a préféré éveiller les consciences : « oui, il faut contrôler nos frontières, mais il faut surtout sensibiliser les parents dans les villages du Népal, qui ne savent pas ce que vont devenir leurs enfants une fois qu’ils ont reçu l’argent ». Elle a également indiqué que la méthode la plus simple pour combattre tout trafic est l’éducation – si un enfant va à l’école jusqu’à ses 16 ans, on réduirait le risque de 80%.

De g. à d. : Jane Charles, Jeffrey Brown, Chandni Joshi, Lisa Kristine, Sunita Dunwar et Tshering Lama © Luke Pender
18 nov. 2014 au QFX Kumari de Katmandou – de g. à d. : Jane Charles, Jeffrey Brown, Chandni Joshi, Lisa Kristine, Sunita Dunwar et Tshering Lama © Luke Pender

C’est justement quand elle a répété cette phrase pour la troisième fois que j’ai pensé à ces enfants qui me servent le dal bhat dans les gargotes de Katmandou alors qu’ils devraient être à l’école. Jusque-là, j’étais confortablement assis dans ce fauteuil de cinéma en train de me dire « heureusement qu’il y a des associations qui bossent parce que le gouvernement ne fait rien ». En fait, je me suis rendu compte qu’on a tous une petite responsabilité.

Pour clore la discussion, Chandni Joshi a demandé à toutes les personnes présentes de se lever, de mettre la main sur le cœur et de promettre qu’ils ne seront jamais impliqués dans le trafic d’enfants. C’est à ce moment-là que le jeune homme à ma droite a pleuré. Après ce débat, les Miss Népal de 2002 à 2012 se sont prises en photo avec toute l’équipe du film en prenant des poses très glamours – de quoi dédramatiser la situation rapidement. Je sais très bien que si Emma Thompson (productrice exécutive du film) était là, j’aurais été parmi ces groupies.

J’ai profité de ce moment de relâchement pour demander au réalisateur pourquoi il n’avait pas choisi une Népalaise pour jouer le rôle de Lakshmi. Jeffrey Brown m’a expliqué qu’après des centaines de castings, il avait finalement trouvé « la Népalaise pour le rôle ». Mais la famille de la fille n’avait pas donné son accord pour qu’elle joue dans le film. Grâce à une famille un peu trop rigide, la carrière de Niyar Saikia va probablement décoller.

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Sold a été adapté du livre éponyme de Patrica McCormick. Le personnage de Sophia, interprété par Gillian Anderson, n’est pas dans cette version originale. Jeffrey Brown a voulu la rajouter en apprenant l’énorme travail de Lisa Kristine au Ghana, en Inde et au Népal.